Comme c’est un peuple très beau et charmant, la tentation est grande de l’aider au lieu de le laisser développer sa propre culture à sa façon. Dans un sens, ils sont nos enfants et tous les parents ont du mal à accepter que tôt ou tard, ils doivent cesser d’intervenir.
Dans une certaine mesure, naturellement, nous ne pouvons éviter de le faire ; notre seule présence est déjà une intervention. Nous sommes des invités inattendus — mais heureusement bien accueillis — sur leur planète. Et ils n’oublient jamais que le Magellan est sur orbite, au-dessus de l’atmosphère, le dernier émissaire du monde de leurs ancêtres.
J’ai revisité Premier Contact — leur lieu de naissance — et j’ai fait le tour que tout Lassan fait au moins une fois dans sa vie. C’est à la fois un musée et un sanctuaire, le seul endroit de la planète où le mot «sacré» puisse s’appliquer. Rien n’a changé en sept cents ans. Le vaisseau-semeur, qui pourtant n’est plus qu’une coque vide, a l’air d’avoir atterri à l’instant. Il est entouré d’appareils silencieux, les excavatrices, les machines de construction, les usines de produits chimiques avec leurs ouvriers robots. Et, naturellement, les crèches et les écoles de la Première Génération.
Il n’y a presque pas d’archives de ces premières décennies ; peut-être est-ce volontaire. Malgré toutes les précautions et l’habileté des organisateurs, il s’est sûrement produit des accidents biologiques, éliminés sans scrupule du programme général. Et l’époque où ceux qui n’avaient pas de parents organiques cédaient la place à ceux qui en avaient a dû être fertile en traumatismes psychologiques.
Mais le drame et la tristesse des décennies de la genèse sont maintenant passés depuis des siècles. Comme les tombes de tous les pionniers, ils ont été oubliés par les bâtisseurs de la nouvelle société.
Je serais heureux de finir mes jours ici ; il y a de quoi faire, sur Thalassa, pour toute une armée d’anthropologues, de psychologues et de chercheurs sociaux. Surtout, comme j’aimerais rencontrer quelques-uns de mes collègues morts depuis longtemps et leur faire savoir que beaucoup de nos interminables discussions ont finalement trouvé une solution !
Il est possible de créer une culture rationnelle et humaine, totalement libérée de la menace des contraintes surnaturelles. Bien qu’en principe je sois opposé à toute censure, il semble que ceux qui se sont occupés des archives de la colonie thalassane aient réussi une tâche quasi impossible. Ils ont annihilé dix mille ans d’histoire et de littérature et le résultat justifie leurs efforts. Nous devons être très prudents avant de remplacer ce qui a été perdu, si belle, si émouvante, que soit une œuvre d’art.
Les Thalassans n’ont jamais été empoisonnés par les scories des religions mortes, et en sept cents ans aucun prophète n’est apparu ici pour prêcher une nouvelle foi. Le simple nom de «Dieu» a presque disparu de leur vocabulaire et ils sont très surpris — et amusés — quand nous le prononçons.
Mes amis savants aiment à répéter qu’un exemple ne fait pas une statistique, alors je me demande si l’absence totale de religion dans cette société prouve quelque chose. Nous savons que les Thalassans ont aussi été très soigneusement sélectionnés, génétiquement, pour éliminer le plus grand nombre de traits de caractère indésirables. Oui, oui, je sais que 15 % seulement du comportement humain est déterminé par les gènes, mais cette fraction est très importante ! Les Lassans me semblent remarquablement dépourvus de défauts aussi déplaisants que l’envie, l’intolérance, la jalousie, la colère. Est-ce uniquement le résultat d’un conditionnement culturel ?
Comme j’aimerais savoir ce qui est arrivé aux vaisseaux-semeurs lancés par des groupes religieux au xxvie siècle ! L’Arche d’Alliance des mormons, L’Épée du Prophète, il y en avait six ou sept. Je me demande si l’un d’eux a réussi et, dans ce cas, quel rôle a joué la religion dans leur réussite ou leur échec. Un jour peut-être, quand le réseau de communications local sera établi, nous découvrirons ce que sont devenus ces premiers pionniers.
L’athéisme total des Lassans se manifeste par une sérieuse pénurie de jurons. Quand un Lassan laisse tomber quelque chose sur son pied, il est à court de mots. Même l’allusion habituelle aux fonctions corporelles n’est pas d’un grand secours car elles sont toutes jugées très … naturelles. Le seul juron à tout faire est «Krakan !» et ce mot est bien usé. Mais il montre bien quelle impression le mont Krakan a produite quand il est entré en éruption il y a quatre cents ans ; j’espère que j’aurai l’occasion d’aller le voir avant que nous partions.
Ce départ est encore à de nombreux mois dans l’avenir et pourtant je le redoute déjà. Non pas à cause du danger possible, car s’il arrive quelque chose au vaisseau, je ne le saurai jamais. Mais parce que cela signifiera qu’un autre lien avec la Terre a été rompu et, mon amour, un lien avec toi.
13
Force tactique
— Ça ne va pas plaire au Président, dit avec satisfaction le maire Waldron. Il est bien décidé à vous envoyer sur l’île du Nord.
— Je sais, répondit le capitaine adjoint Malina. Et nous serons navrés de le décevoir, il a été très serviable. Mais l’île du Nord est beaucoup trop rocheuse ; les seules régions côtières qui conviendraient sont déjà utilisées. En revanche, il y a une baie complètement déserte, avec une plage en pente douce, à neuf kilomètres seulement de Tarna. Ce serait parfait.
— Ça me paraît trop beau pour être vrai. Pourquoi est-ce désert, Brant ?
— C’était le projet Palétuvier. Tous les arbres sont morts, nous ne savons pas pourquoi, et personne n’a eu le courage de déblayer tout ça. C’est horrible et ça empeste.
— Donc, c’est déjà une zone sinistrée écologiquement parlant. Grand bien vous fasse, capitaine ! Vous ne pouvez qu’arranger les choses.
— Je puis vous assurer que notre usine sera très jolie et ne détériorera absolument pas l’environnement. Et, naturellement, nous la détruirons avant de partir, à moins que vous vouliez la garder.
— Merci, mais je ne vois pas ce que nous ferions de plusieurs centaines de tonnes de glace par jour. En attendant, quelles facilités Tarna peut-il vous offrir, en ce qui concerne le logement, l’alimentation, les transports ? Nous, nous ne demandons qu’à vous aider. Je suppose que vous serez très nombreux à venir travailler ici.
— Une centaine, probablement, et nous apprécions votre offre d’hospitalité. Mais j’ai peur que nous soyons des invités bien désagréables. Nous serons en conférence avec le vaisseau à toute heure du jour ou de la nuit. Nous devons donc rester ensemble et dès que nous aurons assemblé notre petit village préfabriqué, nous nous y installerons avec tout notre matériel. Je regrette que cela paraisse ingrat mais tout autre arrangement ne serait pas du tout pratique.
— Vous avez sans doute raison, reconnut le maire en soupirant.
Elle s’était demandé comment elle pourrait faire une entorse au protocole et offrir ce qui passait pour l’appartement des hôtes à Lorenson, l’impressionnant capitaine de corvette, et non au capitaine adjoint Malina. Le problème lui avait semblé insoluble et maintenant il ne se posait même plus.
Son découragement était tel qu’elle était presque tentée d’appeler l’île du Nord et de faire revenir son dernier compagnon officiel, pour des vacances. Mais ce vaurien la repousserait probablement une fois de plus, et cela, elle était incapable de le supporter.