Chaque fois qu’ils étaient ensemble, il ressentait lapression qui lui disait qu’il était encore un homme ; tant qu’il n’en serait pas soulagé, il ne connaîtrait guère de paix et ne pourrait peut-être même pas travailler efficacement. Il y avait des moments où il voyait le visage de Mirissa en surimpression sur les plans de la baie des Palétuviers, et il était forcé de donner à l’ordinateur l’ordre «pause» avant qu’ils puissent poursuivre leur conversation mentale. C’était une singulière torture de passer deux heures à quelques mètres d’elle, sans pouvoir échanger autre chose que des banalités polies.
Loren se sentit soulagé quand Brant s’excusa et partit précipitamment. Il comprit vite pourquoi.
— Capitaine Lorenson ! s’exclama madame le maire. J’espère que Tarna vous traite bien.
Loren gémit à part lui. Il savait qu’il devait se montrer courtois envers le maire, mais les mondanités n’avaient jamais été son fort.
— Très bien, je vous remercie. Je ne crois pas que vous connaissiez encore ces messieurs …
Il parlait beaucoup plus fort qu’il le fallait en faisant signe à un groupe de camarades qui venaient d’arriver dans le patio. Par bonheur, ils étaient tous lieutenants ; même en dehors du service, le rang donnait des privilèges et Loren n’hésitait jamais à en profiter.
— Madame le maire Waldron, je vous présente le lieutenant Fletcher. C’est la première fois que vous descendez, n’est-ce pas, Owen ? Le lieutenant Werner Ng, le lieutenant Ranjit Winson, le lieutenant Karl Bosley …
Exactement comme des Martiens grégaires, pensa-t-il, toujours ensemble. Eh bien, cela faisait d’eux un splendide objectif et ils étaient tous d’aimables et charmants jeunes gens. Il pensa que le maire ne remarquerait pas son repli stratégique.
Doreen Chang aurait préféré parler au capitaine mais il avait fait une apparition extrêmement rapide, juste pour la forme, bu un seul verre et présenté ses excuses à ses hôtes avant de s’esquiver.
— Pourquoi est-ce qu’il ne me permet pas de l’interviewer ? demanda-t-elle à Kaldor qui n’avait aucune de ces inhibitions et avait déjà à son actif plusieurs fois vingt-quatre heures d’enregistrement sur magnétophone et vidéo.
— Le capitaine Sirdar Bey, répondit-il, est dans une situation privilégiée. Contrairement à nous tous, il n’a pas à donner d’explications ni à s’excuser.
— Je détecte dans votre voix une nuance de sarcasme, dit la commentatrice vedette de la Thalassa Broadcasting Corporation.
— Ce n’était pas voulu. J’admire énormément le capitaine et j’accepte même ce qu’il pense de moi, avec des réserves, bien entendu. Euh … Est-ce que vous enregistrez ?
— Pas en ce moment. Il y a trop de bruits de fond.
— Heureusement pour vous, je suis très confiant, alors qu’il me serait impossible de savoir si vous enregistrez.
— Tout à fait entre nous, Moïse, que pense-t-il de vous ?
— Il est heureux d’avoir mon opinion, mon expérience, mais il ne me prend pas très au sérieux. Je ne sais pas très bien pourquoi. Un jour, il m’a dit : «Moïse, vous aimez le pouvoir mais pas la responsabilité. J’aime les deux.» C’était unedéduction très astucieuse ; elle résume la différence entre nous.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Que pouvais-je dire ? C’était parfaitement vrai. La seule fois où je me suis mêlé de politique pratique, ç’a été … non, pas précisément un désastre, mais je n’ai pas du tout apprécié.
— La Croisade Kaldor ?
— Ah ? Vous avez entendu parler de ça ? Un nom stupide, qui m’irritait. Et c’était un autre sujet de désaccord entre le capitaine et moi. Il pensait — il pense encore, j’en suis sûr — que la directive nous ordonnant d’éviter toutes les planètes ayant un potentiel de vie n’est qu’une niaiserie sentimentale. Une autre citation du bon capitaine : «La loi, je comprends. La métaloi est de la co … euh … de l’ânerie.»
— C’est fascinant. Un jour, vous devrez me laisser enregistrer tout cela.
— Certainement pas. Qu’est-ce qui se passe là-bas ?
Doreen Chang était persévérante mais elle savait quand renoncer.
— C’est une des sculptures gazeuses préférées de Mirissa. Vous en aviez certainement sur Terre.
— Naturellement. Et puisque c’est toujours strictement entre nous, je ne trouve pas que ce soit de l’art. Mais c’est amusant.
Les principales lumières venaient d’être éteintes dans une partie du patio et une dizaine d’invités faisaient cercle autour d’une espèce de bulle de savon géante, de près de un mètre de diamètre. Alors que Chang et Kaldor se dirigeaient dans cette direction, les premiers tourbillons de couleurs se formèrent à l’intérieur, un peu comme la naissance d’une nébuleuse en spirale.
— Ça s’appelle La Vie, expliqua Doreen, et c’est dans la famille de Mirissa depuis deux cents ans. Mais le gaz commence à fuir. Je me la rappelle quand elle était beaucoup plus brillante.
Malgré tout, c’était impressionnant. La batterie de canons à électrons et de lasers, à la base, avait été programmée par un artiste patient, mort depuis longtemps, afin de créer une série de formes géométriques évoluant lentement en structures organiques. Des formes encore plus complexes apparurent au centre de la sphère et se déployèrent avant de disparaître pour être remplacées par d’autres. Au cours d’une séquence pleine d’esprit, on voyait des créatures unicellulaires monter par un escalier en colimaçon, reconnaissable immédiatement comme une représentation de la molécule d’ADN. À chaque pas, quelque chose de nouveau était ajouté ; en quelques minutes, le tableau engloba l’odyssée de quatre milliards d’années, de l’amibe à l’homme.
Ensuite, l’artiste avait tenté d’aller au-delà et Kaldor ne suivit plus. Les contorsions du gaz fluorescent devenaient trop complexes et trop abstraites. Il se dit que peut-être … s’il regardait ce déploiement quelques fois encore, un schéma se dégagerait …
— Qu’est devenu le son ? demanda Doreen quand le tourbillon de couleurs s’éteignit subitement dans la bulle. Dans le temps, il y avait de la très bonne musique, surtout à la fin.
— J’avais peur que quelqu’un pose cette question, dit Mirissa avec un sourire navré. Nous ne savons pas si ça vient du mécanisme de play-back ou du programme en soi.
— Vous avez sûrement une copie ?
— Oui, naturellement. Mais le module de rechange est quelque part dans la chambre de Kumar, probablement enfoui sous des bouts de sa pirogue. Tant que vous n’avez pas vu son antre, vous ne pouvez comprendre ce que veut dire entropie.
— Ce n’est pas une pirogue, c’est un kayak, protesta Kumar qui venait d’arriver avec une jolie fille du village à chaque bras. Et qu’est-ce que c’est, l’entropie ?
Un des jeunes Martiens eut la sottise de tenter une explication en versant deux breuvages de couleurs différentes dans le même verre. Avant qu’il aille bien loin, sa voix fut couverte par un tonnerre de musique provenant de la sculpture gazeuse.
— Vous voyez ! glapit Kumar dans le tintamarre, avec une fierté évidente. Brant peut arranger n’importe quoi !
N’importe quoi ? pensa Loren. Je me demande … Je me demande …
17
Hiérarchie militaire
«De : Capitaine
À : Tout l’équipage
CHRONOLOGIE
Comme il y a déjà eu beaucoup de confusion inutile, je tiens à préciser les points suivants :