Il tapota la fluorescence verte d’un petit écran d’ordinateur à son poignet gauche.
— Ce truc donne toute l’information qu’il me faut, la profondeur, l’état de la pile, le temps de remontée, les paliers de décompression …
Loren hasarda une nouvelle question idiote :
— Pourquoi portez-vous un masque et pas Kumar ?
— Mais j’en ai un ! répliqua Kumar avec un grand sourire. Regardez de plus près.
— Hein … ? Ah, je vois ! Très astucieux.
— Mais agaçant, dit Brant, à moins qu’on passe sa vie dans l’eau, comme Kumar. J’ai essayé les contacts une fois, mais ça me fait mal aux yeux. Alors je m’en tiens au bon vieux masque, c’est bien plus commode. Prêt ?
— Prêt, capitaine.
Ils plongèrent simultanément à bâbord et à tribord, avec des mouvements tellement bien synchronisés que l’embarcation roula à peine. À travers le panneau de verre épais au fond de la coque, Loren les regarda descendre sans effort sur le récif qui était, il le savait, à plus de vingt mètres de profondeur tout en paraissant bien plus près.
Des outils et du câblage y avaient déjà été lancés et les deux plongeurs se mirent rapidement au travail pour réparer les pièges endommagés. De temps en temps, ils échangeaient d’énigmatiques interjections, mais la plupart du temps ils travaillaient en silence. Chacun savait ce qu’il avait à faire, ils n’avaient donc pas besoin de parler.
Le temps passa très vite pour Loren ; il avait l’impression de contempler un monde nouveau, ce qui, en somme, était vrai. Il avait beau avoir vu d’innombrables enregistrements vidéo tournés au cœur des océans terrestres, toute cette vie qui s’agitait au-dessous de lui était totalement inconnue. Il y avait des disques tourbillonnants et des gélatines palpitantes, des tapis ondulants et des spirales en tire-bouchon, mais très peu de créatures qui, même avec la plus folle imagination, pouvaient être qualifiées de poissons. Une fois seulement, du coin de l’œil, il surprit une espèce de torpille rapide qu’il fut presque certain de reconnaître. S’il ne se trompait pas, elle aussi était une exilée de la Terre.
Il croyait que Brant et Kumar l’avaient oublié quand un message lui parvint par l’interphone sous-marin et le fit sursauter.
— Nous remontons. Nous serons avec vous dans vingt minutes. Tout va bien ?
— Très bien, répondit Loren. Est-ce que c’est un poisson de la Terre que je viens de voir ?
— Je n’ai rien remarqué.
— Oncle a raison, Brant. Une truite mutante de vingt kilos est passée il y a cinq minutes. Ta lampe à souder lui a fait peur.
Ils avaient maintenant quitté le fond de la mer et montaient lentement le long de l’élégante caténaire du câble d’ancre. À environ cinq mètres de la surface, ils s’arrêtèrent.
— C’est la partie la plus ennuyeuse de toute plongée, dit Brant. Nous devons attendre ici pendant un quart d’heure. Canal deux, s’il vous plaît … Merci, mais pas aussi fort …
La musique de décompression avait été choisie par Kumar ; son rythme syncopé ne semblait guère approprié à la paix du paysage sous-marin. Loren fut très heureux de ne pas y être immergé et ravi d’arrêter la musique quand les deux plongeurs reprirent leur remontée.
— Voilà une bonne matinée de travail, déclara Brant en se hissant à bord. Voltage et courant normaux. Maintenant, nous pouvons rentrer.
Les efforts malhabiles de Loren, pour les aider à se débarrasser de leur matériel, furent acceptés avec reconnaissance. Les deux garçons étaient fatigués, ils avaient froid, mais ils furent vite ranimés par quelques tasses de ce breuvage chaud et sucré que les Lassans appelaient du «thé» mais qui ressemblait fort peu à toute boisson terrienne de ce nom.
Kumar mit le moteur en marche et le bateau repartit tandis que Brant fouillait dans le matériel qui traînait en désordre au fond de l’embarcation et y pêchait une petite boîte multicolore.
— Non, merci, dit Loren quand Brant lui offrit un des comprimés de drogue douce. Je ne tiens pas à acquérir des habitudes locales qui ne seraient pas faciles à abandonner.
Il regretta aussitôt cette réflexion ; elle devait avoir été inspirée par quelque impulsion perverse du subconscient, ou peut-être par son remords. Mais Brant n’y avait sans doute pas décelé de signification plus profonde et s’était allongé, les mains derrière la tête, les yeux fixés sur le ciel sans nuages.
— On peut voir le Magellan dans la journée, dit Loren pour changer de conversation, si l’on sait exactement où regarder. Mais je n’ai jamais cherché moi-même.
— Mirissa l’a vu, souvent, dit Kumar. Et elle m’a montré comment. On n’a qu’à appeler Astronet pour avoir l’heure de passage et puis on s’allonge sur le dos, dehors. C’est comme une étoile brillante, juste au-dessus, et ça n’a pas l’air de bouger du tout. Mais si on se détourne seulement une seconde, on l’a perdu.
Brusquement, Kumar coupa le moteur, dériva quelques minutes et arrêta complètement le bateau. Loren regarda de tous côtés pour s’orienter ; il fut surpris de voir qu’ils étaient maintenant à au moins un kilomètre de la côte. Il y avait là une autre bouée qui se balançait à côté d’eux, portant une grande lettre P et surmontée d’un fanion rouge.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda-t-il.
Kumar rit et vida par-dessus bord un petit seau. Heureusement, il avait été bien fermé jusqu’à présent ; le contenu ressemblait à du sang mais l’odeur était bien plus épouvantable. Loren s’écarta le plus possible, dans l’espace limité de l’embarcation.
— Simple visite à une vieille amie, murmura Brant. Ne bougez pas, ne faites pas de bruit. Elle est très peureuse.
Elle ? pensa Loren. Que se passait-il ?
Pendant au moins cinq minutes, il ne se passa rien du tout ; Loren n’aurait jamais cru que Kumar soit capable de rester immobile si longtemps. Enfin, il remarqua une longue bande recourbée de couleur foncée, à quelques mètres, juste au-dessous de la surface. Il la suivit des yeux et constata qu’elle formait un cercle complet qui les entourait.
Il s’aperçut au même moment que Brant et Kumar ne regardaient pas la chose mais l’observaient, lui. Tiens, ils cherchent à me faire une surprise, pensa-t-il ; eh bien, c’est ce que nous allons voir.
Malgré tout, Loren eut besoin de toute sa volonté pour retenir un cri de terreur pure quand une espèce de mur de chair rose vif — non, putride — s’éleva hors de la mer. Cela monta en ruisselant, à peu près à la moitié de la taille d’un homme et forma autour d’eux une barrière uniforme. Et, horreur finale, le dessus était complètement recouvert de serpents grouillants rouge et bleu vif.
Une gigantesque bouche frangée de tentacules était remontée des profondeurs et s’apprêtait à les engloutir …
Pourtant, il était évident qu’il n’y avait pas de danger, c’était visible à l’expression amusée de ses compagnons.
— Au nom de Dieu, de Krakan, qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il en s’efforçant de maîtriser sa voix.
— Vous avez très bien réagi, approuva Brant. Il y en a qui se cachent dans le fond du bateau. C’est Polly, diminutif de polype. Jolie Polly. Invertébré colonial, des milliards de cellules spécialisées qui collaborent toutes. Vous aviez des animaux très semblables, sur Terre, mais je ne crois pas qu’ils étaient aussi grands.
— Je suis bien certain que non ! Et, si je puis me permettre de le demander, comment sortons-nous d’ici ?
Brant fit signe à Kumar qui remit en marche les moteurs, à pleine puissance. Avec une rapidité stupéfiante pour une chose aussi gigantesque, le mur vivant replongea dans les profondeurs marines, ne laissant qu’à peine une risée à la surface.