Ils avaient fini par si bien se connaître — et s’aimer — qu’ils pouvaient plaisanter à propos de Thalassa ou duMagellanavec une égale impartialité. Et il n’y avait plus de secrets entre eux ; ils parlaient franchement de Loren et de Brant et, finalement, Moïse découvrait qu’il pouvait parler de la Terre.
— … Ah, j’ai oublié tous les emplois que j’ai pu avoir, Mirissa ; d’ailleurs, la plupart n’étaient pas très importants. Le poste que j’ai occupé le plus longtempsétait celui de professeur de sciences politiques à Cambridge, sur Mars. Et vous ne pouvez pas imaginerle chaos que cela a provoqué, parce qu’il y avait une plus ancienne université dans un endroit appelé Cambridge,aux États-Unis, et une autre, plus ancienne encore, àCambridge en Angleterre.
« Mais vers la fin, Evelyn et moi avons été de plus en plus occupés par les problèmes sociaux immédiats, par la préparation de l’exode final. Apparemment, j’avais un certain talent de … d’éloquence, et je pouvais aider les gens à affronter le peu d’avenir qui leur restait.
« Pourtant, nous n’avons jamais vraiment cru que la fin aurait lieu de notre vivant … qui l’aurait cru ? Et si quelqu’un m’avait dit que j’allais quitter la Terre et tout ce que j’aimais …
Un spasme d’émotion convulsa le visage de Kaldor et Mirissa attendit avec compassion qu’il se ressaisisse. Il y avait tant de questions qu’elle voulait poser qu’il faudrait une vie entière pour répondre à toutes ; et elle n’avait qu’un an, avant que le Magellan reparte vers les étoiles.
— Quand on m’a dit que l’on avait besoin de moi, j’ai fait appel à tous mes talents de philosophe et de débatteur pour le réfuter. J’étais trop vieux ; toutes les connaissances que je possédais étaient emmagasinées dans des mémoires d’ordinateurs ; d’autres hommes étaient plus qualifiés que moi … Bref, toutes les raisons sauf la vraie.
« Finalement, c’est Evelyn qui m’a décidé ; c’est vrai, Mirissa, que par certains côtés, les femmes sont bien plus fortes que les hommes … mais pourquoi est-ce que je vous dis ça ?
« Son dernier message fut : «On a besoin de toi. Nous avons passé quarante ans ensemble et maintenant il ne nous reste qu’un mois. Pars avec mon amour. N’essaie pas de me sauver.»
« Je ne saurai jamais si elle a vu la fin de la Terre, comme je l’ai vue … alors que nous quittions le système solaire.
25
Le scorp
Loren avait déjà vu Brant déshabillé, quand ils avaient fait cette mémorable promenade en bateau, mais il ne s’était jamais rendu compte de la formidable musculature du jeune homme. Lui-même avait toujours bien soigné son corps mais depuis le départ de la Terre, il n’avait guère eu l’occasion de faire du sport ou de l’exercice. Brant, de son côté, devait sans doute se livrer tous les jours de sa vie à de durs travaux physiques et cela se voyait. Loren n’aurait absolument aucune chance contre lui à moins d’être capable de recourir aux célèbres arts martiaux de la vieille Terre, qu’il n’avait jamais connus ni pratiqués.
Toute cette histoire était parfaitement ridicule. Ses camarades officiers étaient tous là à se tordre de rire. Il y avait le capitaine Bey, avec son chronomètre. Et Mirissa arborant une expression carrément satisfaite.
— … Deux … Un … Zéro … Partez ! cria le capitaine.
Brant s’élança comme un cobra. Loren essaya d’éviter l’assaut mais s’aperçut, avec horreur, qu’il ne contrôlait pas son corps. Le temps semblait ralentir … Ses jambes en plomb refusaient de lui obéir … Il allait perdre non seulement Mirissa mais sa virilité …
À ce moment, par bonheur, il s’était réveillé mais le rêve le troublait encore. Ses sources étaient évidentes mais cela ne le rendait pas moins inquiétant. Il se demanda s’il devait le raconter à Mirissa.
Il ne pouvait certainement pas en parler à Brant, qui se montrait encore tout à fait amical mais dont il trouvait maintenant la compagnie plutôt embarrassante. Ce jour-là, toutefois, il était très heureux de l’avoir ; s’il ne se trompait pas, ils avaient à présent à affronter quelque chose d’infiniment plus important que leurs petites affaires personnelles.
Il avait hâte de voir la réaction de Brant quand il rencontrerait le visiteur inattendu arrivé pendant la nuit.
Le chenal cimenté qui amenait l’eau de mer à l’usine de réfrigération était long de cent mètres et aboutissait à un bassin circulaire contenant juste assez d’eau pour un flocon de neige. Comme la glace pure n’était pas un bien fameux matériau de construction, il était nécessaire de la renforcer avec de longues algues de la Grande Prairie orientale. L’amalgame congelé avait été surnommé «glace armée» et sa résistance était garantie durant les semaines et même les mois de l’accélération duMagellan.
— Le voilà !
Loren se tenait avec Brant Falconer au bord du bassin et ils regardaient à travers une brèche dans la couverture de végétation marine. La créature qui mangeait le goémon avait l’aspect général d’un homard, mais elle était d’une taille deux fois plus grande qu’un homme.
— Vous avez déjà vu quelque chose comme ça ?
— Non, avoua Brant, et je ne le regrette pas du tout. Quel monstre ! Comment l’avez-vous attrapé ?
— Nous ne l’avons pas attrapé. Il est arrivé de la mer en nageant, ou en rampant, le long du chenal. Et puis il a trouvé le goémon et a profité du repas gratuit.
— Pas étonnant qu’il ait des pinces pareilles. Ces algues sont vraiment dures.
— Au moins, c’est un végétarien.
— Je ne sais pas si j’ai envie de le vérifier.
— J’espérais que vous pourriez nous en dire quelque chose.
— Nous ne connaissons pas un centième des créatures de la mer de Thalassa. Un jour, nous construirons des sous-marins de recherche et nous irons dans les profondeurs. Mais il y a trop de choses plus importantes et pas assez de gens intéressés.
Il y en aura bientôt, pensa Loren. Voyons un peu le temps qu’il faudra à Brant pour remarquer …
— L’officier scientifique Varley a cherché dans les archives. Elle me dit qu’il existait quelque chose de tout à fait semblable sur la Terre il y a des millions d’années. Les paléontologues lui ont donné un nom, le scorpion de mer. Ces anciens océans devaient être tout à fait passionnants.
— Exactement le genre de créature que Kumar aimerait chasser, murmura Brant. Qu’est-ce que vous allez en faire ?
— L’étudier et puis le laisser partir.
— Je vois que vous l’avez déjà étiqueté.
Ainsi, pensa Loren, Brant avait remarqué. Bravo.
— Non, pas du tout. Regardez plus attentivement.
Perplexe, Brant s’accroupit et se pencha au bord du bassin. Le scorpion géant ne fit pas du tout attention à lui et continua à grignoter les algues, avec ses formidables pinces.
L’une d’elles n’était pas tout à fait telle que la nature l’avait créée. À l’articulation de la griffe droite, il y avait une boucle de fil de fer entortillé, comme une espèce de bracelet.
Brant reconnut ce fil, resta bouche bée et fut pendant un moment muet de stupeur.
— Ainsi j’ai bien deviné, dit Loren. Nous savons maintenant ce qui est arrivé à votre piège à poissons. Je crois que nous devrions avoir une autre conversation avec le professeur Varley, et aussi avec vos propres savants.
— Je suis astronome ! protesta Anne Varley dans son bureau à bord du Magellan. Ce qu’il vous faut, c’est un composé de zoologiste, paléontologue, ethnologue sans parler de quelques autres disciplines. Mais j’ai fait de mon mieux pour établir un programme de recherche et vous trouverez le résultat dans votre mémoire deux, sous le titre de «Scorp». Il vous suffit maintenant de piocher là-dedans et je vous souhaite bonne chance.