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Le léopard dans les neiges

Je te demande pardon, Evelyn ; il y a bien longtemps que je ne t’ai pas parlé. Est-ce que cela signifie que ton image s’estompe dans mon esprit tandis que l’avenir absorbe de plus en plus mon attention et mon énergie ?

Logiquement, j’imagine que je devrais en être heureux. C’est une maladie de se cramponner trop longtemps au passé, comme tu me l’as souvent rappelé. Mais au fond de mon cœur, je ne peux toujours pas accepter cette amère vérité.

Il s’est passé beaucoup de choses, ces dernières semaines. Le vaisseau a été contaminé par ce que j’appelle le syndrome du Bounty. Nous aurions dû le prévoir, et certes, nous l’avons prévu, mais comme une plaisanterie. Maintenant, c’est sérieux, mais pas encore trop grave, je l’espère.

Certains membres de l’équipage veulent rester à Thalassa — qui peut leur en vouloir ? — et l’ont avoué franchement. D’autres veulent achever toute la mission ici et ne plus penser à Sagan Deux. Nous ne connaissons pas l’importance de cette faction, parce qu’elle ne s’est pas découverte.

Quarante-huit heures après le Conseil, nous sommes passés au vote. Un vote secret, bien entendu, mais jusqu’à présent je ne sais pas dans quelle mesure on peut se fier au résultat. Cent cinquante et une personnes sont en faveur de la poursuite du voyage, six seulement veulent achever la mission ici ; et il y a eu quatre indécis.

Le capitaine Bey était content. Il se sent maître de la situation mais il compte prendre certaines précautions. Il comprend que plus nous resterons ici, plus la pression sera forte pour ne pas repartir. Quelques déserteurs ne le dérangeraient pas ; comme il dit : «S’ils veulent nous quitter, je ne veux certainement pas les garder.» Mais il s’inquiète de l’insatisfaction qui se répand dans l’équipage.

Il accélère donc la construction du bouclier. Maintenant que le système est entièrement automatique et fonctionne sans heurts, nous pensons effectuer deux soulèvements par jour, au lieu d’un seul. Cela n’a pas encore été annoncé. J’espère qu’il n’y aura pas de protestations quand ça le sera, de la part des Néo-Thalassans ou d’autres personnes.

Et maintenant, passons à une autre affaire qui n’a peut-être aucune importance mais que je trouve fascinante. Tu te souviens que nous nous lisions l’un à l’autre des histoires, quand nous avons fait connaissance ? C’était une merveilleuse façon d’apprendre comment les gens vivaient et pensaient il y a des millénaires, longtemps avant qu’existent les enregistrements sensoriels ou même vidéo.

Tu m’as lu une fois — je n’en avais pas le moindre souvenirconscient— l’histoire d’une grande montagne d’Afrique au nom bizarre, le Kilimandjaro. Je l’ai recherchée dans les archives du bord et maintenant je comprends pourquoi elle m’a hanté.

Il y avait une grotte, très haut sur cette montagne, au-dessus de la limite des neiges, et dans cette grotte, le corps gelé d’un grand félin chasseur, un léopard. C’était le mystère ; personne ne savait ce que le léopard faisait à une telle altitude, si loin de son territoire habituel.

Tu sais, Evelyn, que j’ai toujours été fier — certains disaient vaniteux ! — de mon intuition. Eh bien, il me semble que c’est ce qui se passe ici.

Pas une seule fois mais plusieurs, un grand et puissant animal marin a été aperçu loin de son habitat naturel. Récemment, le premier a été capturé ; c’est une espèce d’énorme crustacé, semblable aux scorpions de mer qui existaient autrefois sur la Terre.

Nous ne sommes pas sûrs que ces animaux soient intelligents, et peut-être même est-ce une question peu pertinente. Mais ils sont extrêmement organisés, avec des technologies primitives, encore que ce terme soit peut-être trop fort. Autant que nous avons pu en juger, ils n’ont pas de plus grandes capacités que les abeilles, les fourmis ou les termites, mais leur échelle d’opérations est différente et tout à fait impressionnante.

Le plus important, c’est qu’ils ont découvert le métal, dont ils ne se servent apparemment que comme ornement, et leur unique source d’approvisionnement est ce qu’ils peuvent voler aux Lassans. Ils ont fait cela plusieurs fois.

Et dernièrement, un scorp a rampé le long du chenal jusqu’au cœur de l’usine de congélation. On a d’abord naïvement supposé qu’il cherchait de quoi manger. Mais il y avait une nourriture abondante, là d’où il venait, à cinquante kilomètres au moins.

Je veux savoir ce que le scorp faisait si loin de chez lui. J’ai l’impression que la réponse pourrait être très importante pour les Lassans.

Je me demande si nous la trouverons avant que je plonge dans le long sommeil jusqu’à Sagan Deux.

40

Une confrontation

Dès l’instant où le capitaine Bey entra dans le bureau du président Farradine, il comprit que quelque chose n’allait pas bien.

Normalement, Edgar Farradine l’accueillait en l’appelant par son prénom et sortait immédiatement la carafe de vin. Cette fois, il n’y eut pas de «Sirdar» ni de vin, mais on lui offrit au moins un siège.

— Je viens de recevoir des nouvelles troublantes, capitaine Bey. Si cela ne vous fait rien, j’aimerais que le Premier Ministre se joigne à nous.

C’était la première fois que le capitaine entendait le Président en venir droit au but — quel qu’il soit — et aussi la première fois qu’il rencontrait le Premier Ministre dans le bureau de Farradine.

— Dans ce cas, Monsieur le Président, puis-je demander à l’ambassadeur Kaldor de se joindre à nous ?

Le Président n’hésita qu’un instant et répondit :

— Certainement.

Le capitaine fut soulagé de voir une ombre de sourire, comme pour reconnaître cette subtilité diplomatique. Les visiteurs étaient peut-être dépassés par le rang mais ne le seraient pas par le nombre.

Le Premier Ministre Bergman, comme le savait parfaitement le capitaine Bey, était la véritable puissance derrière le trône. Derrière le Premier Ministre, il y avait le cabinet et, après le cabinet, la constitution Jefferson Mark Trois. Le système marchait bien, depuis quelques siècles. Le capitaine avait maintenant le pressentiment qu’une perturbation majeure menaçait cet arrangement.

Kaldor fut rapidement enlevé à Mme Farradine, qui se servait de lui comme cobaye pour ses idées de redécoration de la demeure présidentielle. Le Premier Ministre arriva quelquessecondes plus tard, avec son habituelle expression impénétrable.

Quand tout le monde fut assis, le Président croisa les bras, se carra dans son fauteuil sculpté pivotant et considéra ses visiteurs d’un air accusateur.

— Capitaine Bey, professeur Kaldor, nous avons reçu une information tout à fait inquiétante. Nous aimerions savoir s’il y a du vrai dans le rapport selon lequel vous avez maintenant l’intention de terminer votre mission ici, et non à Sagan Deux.

Le capitaine Bey éprouva un immense soulagement, aussitôt suivi par de l’irritation. C’était là une grave entorse à la sécurité ; il avait espéré que les Lassans n’entendraient jamais parler de la pétition ni du Conseil de bord, mais peut-être était-ce trop attendre.

— Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, si vous avez entendu une telle rumeur, je puis vous assurer qu’elle n’est absolument pas fondée. Pourquoi pensez-vous que nous hissions six cents tonnes de glace par jour pour reconstruire notre bouclier ? Pourquoi nous donnerions-nous ce mal, si nous comptions rester ici ?

— Peut-être … Si, pour une raison quelconque, vous aviez changé d’avis, vous ne nous alerteriez pas en suspendant vos opérations.