La riposte rapide causa un choc passager au capitaine ; il avait sous-estimé ces aimables gens. Puis il comprit qu’ils avaient dû — eux et leurs ordinateurs — analyser déjà toutes les possibilités évidentes.
— C’est assez vrai. Mais je tiens à vous dire — c’est très confidentiel et n’a pas encore été annoncé — que nous avons l’intention de doubler le rythme du soulèvement afin de terminer plus rapidement le bouclier. Loin de rester, nous comptons repartir plus tôt. J’avais espéré vous en informer dans de plus agréables circonstances.
Le Premier Ministre lui-même ne fut pas complètement capable de dissimuler sa surprise et le Président n’essaya même pas. Avant qu’ils aient le temps de se remettre, le capitaine repartit à l’attaque.
— Et il ne serait que justice, Monsieur le Président, que vous nous donniez la preuve de votre accusation. Sinon, comment pouvons-nous la réfuter ?
Le Président regarda son Premier Ministre. Le Ministre regarda les deux visiteurs.
— Je crains que ce soit impossible. Cela révélerait nos sources d’information.
— Alors, c’est l’impasse. Nous ne pourrons pas vous convaincre, avant de partir réellement, dans cent trente jours d’après les prévisions révisées.
Un silence songeur et assez affligé plana, puis Kaldor demanda :
— Pourrais-je avoir quelques mots en particulier avec le capitaine ?
— Bien entendu.
Quand ils furent partis, le Président demanda au Premier Ministre :
— Est-ce qu’ils disent la vérité ?
— Kaldor ne mentirait pas, j’en suis certain. Mais peut-être ne sait-il pas tout.
Ils n’eurent pas le temps d’en dire plus avant que les deux autres reviennent affronter leurs accusateurs.
— Monsieur le Président, dit le capitaine, le professeur Kaldor et moi estimons tous deux qu’il y a une chose que nous devons vous dire. Nous espérions garder le secret ; c’était embarrassant et nous pensions que l’affaire avait été réglée. Nous avons pu nous tromper ; dans ce cas il se peut que nous ayons besoin de votre aide.
Il résuma brièvement les débats du Conseil et les événements qui les avaient précédés et conclut :
— Si vous le désirez, je suis prêt à vous montrer les enregistrements. Nous n’avons rien à cacher.
— Ce ne sera pas nécessaire, Sirdar, assura le Président, visiblement très soulagé, mais le Premier Ministre garda un air soucieux.
— Euh … un instant, Monsieur le Président. Cela ne règle pas la question des rapports que nous avons reçus. Ils étaient très convaincants, si vous vous souvenez.
— Je suis sûr que le capitaine pourra les expliquer.
— Seulement si vous me dites ce qu’ils sont.
Un nouveau silence tomba. Enfin le Président tendit la main vers la carafe de vin.
— Buvons d’abord un verre, dit-il gaiement. Ensuite, je vous raconterai comment nous l’avons appris.
41
Conversations sur l’oreiller
Tout s’était bien passé, se disait Owen Fletcher. Naturellement, il était quelque peu déçu par le scrutin, tout en se demandant s’il reflétait fidèlement l’opinion à bord du vaisseau. Après tout, il avait donné l’ordre à deux de ses camarades conspirateurs de voter non, de crainte que la force — encore pitoyable — du mouvement néo-thalassan soit révélée.
Le problème était, comme toujours, ce qu’il fallait faire à présent. Il était ingénieur, pas politicien — bien qu’il en prenne rapidement le chemin — et ne voyait aucun moyen de recruter davantage de soutien sans se découvrir.
Il ne restait donc que deux choix. Le premier, et le plus facile, était de déserter le bord, aussi près que possible du moment du départ, en omettant simplement de se présenter au rapport. Le capitaine Bey serait trop occupé pour les traquer — même s’il en avait envie — et leurs amis lassans les cacheraient jusqu’au départ du Magellan.
Mais ce serait une double désertion, une chose jamais vue dans le groupe étroitement lié des Sabras. Il abandonnerait ses confrères endormis, parmi lesquels son frère et sa sœur. Que penseraient-ils de lui, dans trois siècles, sur cette planète Sagan Deux hostile, quand ils apprendraient qu’il aurait pu leur ouvrir les portes du paradis et ne l’avait pas fait ?
Et maintenant, le temps pressait ; ces simulations par ordinateur de l’accélération des horaires de soulèvement ne pouvaient avoir qu’une seule signification. Bien qu’il n’en ait même pas discuté avec ses amis, il ne voyait pas d’autre possibilité que l’action.
Cependant, son esprit se rebellait au mot de sabotage.
Rose Killian n’avait jamais entendu parler de Dalila et elle aurait été horrifiée de lui être comparée. C’était une simple Nordienne plutôt naïve qui, comme tant de jeunes Lassans, avait été subjuguée par les prestigieux visiteurs de la Terre. Sa liaison avec Karl Bosley était non seulement sa première aventure amoureuse réellement profonde mais il en était de même pour le garçon.
Ils étaient tous deux malades à l’idée de se séparer. Une nuit, Rose pleura sur l’épaule de Karl, et il fut incapable de supporter plus longtemps sa détresse.
— Promets-moi de ne le dire àpersonne, dit-il en caressant les longs cheveux répandus sur son torse, mais j’ai une bonne nouvelle pour toi. C’est un grand secret, personne n’est encore au courant. Le vaisseau ne va pas partir. Nous allons tous rester ici à Thalassa.
La surprise fit presque tomber Rose du lit.
— Tu ne dis pas ça simplement pour que je sois heureuse ?
— Non. C’est vrai. Mais n’en parle surtout à personne. Ça doit rester complètement secret.
— Naturellement, mon chéri.
Mais la plus grande amie de Rose, Marion, pleurait aussi pour son amant terrien, alors il fallait bien le lui dire …
… et Marion confia la bonne nouvelle à Pauline … qui ne put résister au plaisir de l’apprendre à Svetlana … qui en parla sous le sceau du secret à Crystal.
Et Crystal était la fille du Président.
42
Le survivant
C’est une bien triste affaire, pensait le capitaine Bey.Owen Fletcher est un bon élément ; j’ai approuvé moi-même sa sélection. Comment a-t-il pu faire une chose pareille ?
Il n’y avait probablement pas qu’une seule explication. S’il n’avait pas été sabra, et par-dessus le marché amoureux de cette fille, rien ne serait peut-être arrivé. Quel était donc le mot s’appliquant à un plus un qui feraient plus de deux ? Ciné quelque chose … non ! Synergie. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait encore autre chose, qu’il ne saurait probablement jamais.
Il se rappela une réflexion de Kaldor, qui trouvait toujours un mot à dire, en toutes circonstances. Un jour qu’ils parlaient de la psychologie de l’équipage, il avait observé :
— Nous sommes tous infirmes, capitaine, que nous l’admettions ou non. Aucune personne, étant passée par ce que furent les dernières années de la Terre, ne peut ne pas en avoir été traumatisée. Et nous partageons tous le même complexe de culpabilité.
— De culpabilité ? s’était étonné le capitaine, indigné.
— Oui, même si ce n’est pas notre faute. Nous sommes des survivants, les seuls survivants. Et les survivants se sentent toujours coupables d’être en vie.
C’était une réflexion troublante, qui expliquait peut-être Fletcher … et bien d’autres choses.
Nous sommes tous infirmes.
Je me demande quelle est votre blessure, Moïse Kaldor, et comment vous la supportez. Je connais la mienne et j’ai pu l’utiliser pour le bien de mon prochain. Elle m’a amené là où je suis aujourd’hui et je puis en être fier.