« Cependant, quelques anciennes sectes réussirent à survivre, mais sous des formes radicalement différentes, jusqu’à la fin de la Terre. Les mormons du dernier jour et les Filles du Prophète parvinrent même à construire des vaisseaux-semeurs à eux. Je me demande souvent ce qu’ils sont devenus.
« Alpha étant discrédité, il restait Omega, le Créateur de tout. Il n’est pas si facile de se débarrasser d’Omega ; l’univers exige quand même pas mal d’explications. Ou peut-être pas. Il y a une antique plaisanterie philosophique, qui est plus subtile qu’elle en a l’air. Question : pourquoi l’univers est-il là ? Réponse : où voulez-vous qu’il soit ? Voilà, je crois que ça suffit amplement pour une matinée.
— Merci, Moïse, dit Mirissa qui avait l’air quelque peu égarée. Vous avez déjà dit tout cela, n’est-ce pas ?
— Naturellement. Bien souvent. Et promettez-moi …
— Quoi donc ?
— Ne croyez à rien de ce que je vous ai dit, simplement parce que je l’ai dit. Aucun problème philosophique sérieux n’est jamais résolu. Omega est encore par ici … et parfois je m’interroge sur Alpha …
VII
COMME MONTENT LES ÉTINCELLES
47
Ascension
Elle s’appelait Carina ; elle avait dix-huit ans et si c’était la première fois qu’elle sortait la nuit dans le bateau de Kumar, ce n’était certainement pas la première fois qu’elle était dans ses bras. Elle avait même toutes les raisons de prétendre au titre envié de favorite du garçon.
Le soleil était couché depuis deux heures mais la lune intérieure — tellement plus brillante et plus proche que la Lune perdue de la Terre — était presque pleine et baignait la plage, à cinq cents mètres, de sa froide clarté bleue. Un petit feu scintillait à l’orée de la palmeraie, où la fête durait encore. On entendait de temps en temps les faibles accents de la musique, au-dessus du doux murmure du réacteur fonctionnant à sa puissance la plus basse. Kumar avait déjà atteint son premier but et n’était pas tellement pressé d’aller ailleurs. Néanmoins, en bon marin qu’il était, il se dégageait de temps en temps de l’étreinte pour donner quelques ordres à son autopilote et examiner rapidement l’horizon.
Kumar avait dit la vérité, pensait béatement Carina. Le rythme du bateau avait quelque chose de très érotique, surtout quand le balancement était amplifié par le matelas à eau sur lequel ils étaient couchés. Après cela, serait-elle jamais satisfaite par l’amour sur la terre ferme ?
Kumar, contrairement à quelques autres jeunes Tarnans qu’elle pourrait citer, était étonnamment tendre et prévenant. Il n’était pas de ces garçons qui ne pensent qu’à leur propre satisfaction ; son plaisir n’était total que s’il était partagé. Quand il est en moi, pensait Carina, j’ai l’impression d’être l’unique fille de l’univers, même si je sais pertinemment que ce n’est pas vrai.
Elle avait vaguement conscience qu’ils continuaient à s’éloigner du village mais cela ne la gênait pas. Elle aurait voulu que ce moment dure éternellement et n’aurait pas protesté si le bateau avait vogué à pleine vitesse vers le large, sans côte devant eux avant le tour complet du globe. Kumar savait ce qu’il faisait, de plus d’une façon. Une partie du plaisir de Carina venait de la confiance totale qu’il inspirait ; dans ses bras, elle n’avait pas de soucis, pas de problèmes. L’avenir n’existait pas ; il n’y avait que le présent, hors du temps.
Le temps passait cependant et la lune intérieure était maintenant beaucoup plus haute dans le ciel. Après l’ardeur de la passion, leurs lèvres exploraient encore langoureusement les territoires de l’amour quand la pulsation de l’hydroréacteur cessa et que le bateau dériva un peu avant de s’arrêter.
— Nous sommes arrivés, murmura Kumar d’une voix un peu surexcitée.
Arrivés où ? se demanda Carina alors qu’ils se séparaient. Il y avait des heures, lui semblait-il, qu’elle n’avait pas pris la peine de se retourner vers la côte … en supposant qu’elle soit encore en vue.
Lentement, elle se leva, se mit en équilibre dans le léger roulis … et regarda avec stupeur le panorama magique de ce qui, naguère, était encore un sinistre marécage baptisé, par illusoire espoir, la baie des Palétuviers.
Ce n’était pas la première fois, bien sûr, qu’elle affrontait la haute technologie ; l’usine de fusion et le réplicateur principal de l’île du Nord étaient bien plus grands et plus impressionnants. Mais elle ressentit un véritable choc visuel et psychologique au spectacle de ce labyrinthe brillamment illuminé de tuyauteries, de citernes, de grues, de mécanismes robots, cette combinaison de chantier naval et d’usine chimique fonctionnant efficacement en silence, sous les étoiles, sans un seul être humain en vue.
Un «plouf» soudain rompit le calme total de la nuit quand Kumar mouilla l’ancre.
— Viens, dit-il malicieusement. Je veux te montrer quelque chose.
— Ce n’est pas dangereux ?
— Mais non. Je suis venu des tas de fois.
Et pas tout seul, j’en suis sûre, pensa Carina. Mais il avait déjà sauté par-dessus bord, coupant court à tout commentaire.
L’eau leur arrivait à peine jusqu’à la taille et conservait encore tant de chaleur de la journée qu’elle était presque désagréablement tiède. Lorsqu’ils arrivèrent sur la plage, la main dans la main, ce fut un plaisir pour eux de sentir la fraîcheur de la nuit sur leur corps. Ils émergèrent du frémissement des vagues comme de nouveaux Adam et Ève détenant les clés d’un Éden mécanique.
— Ne t’inquiète pas, dit Kumar. Je connais mon chemin. Lorenson m’a tout expliqué. Mais j’ai découvert quelque chose que lui ne connaît pas, j’en suis sûr.
Ils marchaient le long d’une rangée de gros tuyaux soutenus à un mètre du sol et maintenant Carina percevait un bruit distinct, la pulsation des pompes qui déversaient un liquide réfrigérant dans le dédale de tuyauteries et d’échangeurs de chaleur qui les entourait.
Finalement, ils arrivèrent au fameux bassin où le scorp avait été trouvé. Très peu d’eau restait visible ; la surface était presque entièrement recouverte par une masse de goémon enchevêtré. Il n’y avait pas de reptiles sur Thalassa, mais les épaisses tiges flexibles rappelaient à Carina des nœuds de serpents.
Ils marchèrent le long d’une suite de canaux, de petites vannes d’écluses, toutes fermées pour le moment, et débouchèrent sur une vaste esplanade découverte, assez éloignée de l’usine proprement dite. Alors qu’ils quittaient le complexe central, Kumar agita joyeusement la main devant l’objectif d’une caméra tourné vers eux. Personne ne sut plus tard pourquoi elle avait été débranchée à ce moment crucial.
— Les citernes de réfrigération, expliqua Kumar. Six cents tonnes dans chacune. 95 % d’eau, 5 % de goémon. Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?
— Pas drôle mais … très bizarre, répondit Carina en souriant. Pense un peu ! Transporter une partie de notre forêt sous-marine jusqu’aux étoiles ! Qui aurait jamais imaginé une chose pareille ? Mais ce n’est pas pour ça que tu m’as amenée ici.
— Non. Regarde …
Au premier abord, elle ne vit pas ce qu’il indiquait. Puis son cerveau interpréta l’image qui clignotait tout au bord de son champ de vision et elle comprit.
C’était un vieux miracle, bien sûr. Depuis plus de mille ans, des hommes faisaient des choses de ce genre dans de nombreux mondes. Mais le voir de ses propres yeux coupait le souffle et faisait même un peu peur.