Madame le maire Waldron, réclamant la priorité au nom de Tarna, estimait que la cérémonie devait se dérouler à Premier Contact. Edgar Farradine répliquait que le palais présidentiel, malgré ses proportions modestes, était plus approprié. Un bel esprit suggéra Krakan, comme compromis, en faisant observer que ses célèbres vignobles seraient parfaits pour les toasts d’adieu. La question était encore en suspens quand la Thalassan Broadcasting Corporation — un des services publics les plus entreprenants de la planète — prit tranquillement toute l’affaire à son compte.
Le grand concert allait être inoubliable et souvent rejoué pour les futures générations. Il n’y avait pas de vidéo pour distraire les sens, rien que la musique et le plus bref des commentaires. L’héritage de deux mille ans fut pillé pour rappeler le passé et donner de l’espoir pour l’avenir. Ce ne fut pas seulement un requiem mais aussi une berceuse.
Cela paraissait quand même miraculeux qu’après que leur art eut atteint la perfection technologique, les compositeurs de musique trouvent encore quelque chose de nouveau à dire. Depuis deux mille ans, l’électronique leur permettait de maîtriser totalement tous les sons audibles par l’oreille humaine et on aurait pu croire que toutes les possibilités avaient été explorées et épuisées depuis longtemps.
Il y avait eu, certes, environ un siècle de pépiements, de grincements et d’électro-éructations avant que les compositeurs deviennent maîtres d’une gamme désormais infinie et recommencent à associer avec bonheur art et technologie. Personne n’avait jamais surpassé Bach ni Beethoven ; mais quelques-uns s’en étaient approchés.
Pour des légions d’auditeurs, le concert était un rappel de choses qu’ils n’avaient jamais connues, qui appartenaient à la Terre seule. Le lent battement de puissantes cloches, montant comme une fumée invisible des clochers des cathédrales ; la chanson de pêcheurs patients, dans des langues maintenant perdues à jamais, ramant contre la marée dans les dernières lueurs du jour pour rentrer au port ; les chants des armées marchant à la bataille, que le temps avait privées de leurs souffrances et de leurs maux ; le murmure de dix millions de voix alors que les grandes métropoles de l’humanité s’éveillaient pour saluer l’aube ; la froide danse des aurores boréales sur des mers de glace infinies ; le rugissement des puissants moteurs poussant des engins sur la route des étoiles. Tout cela les auditeurs l’entendaient dans la musique surgissant de la nuit … les chants de la Terre lointaine, transportés à travers les années-lumière …
Comme conclusion, les producteurs avaient choisi la dernière grande œuvre dans la tradition symphonique. Composée durant les années où Thalassa avait perdu le contact avec la Terre, elle était nouvelle pour l’assistance. Pourtant, son thème océanique convenait parfaitement à l’occasion et son impact sur les auditeurs aurait fait le bonheur du compositeur, mort depuis longtemps.
« … Quand j’ai écrit la Lamentation pour l’Atlantide, il y a près de trente ans, je n’avais pas d’images particulières en tête ; je ne m’intéressais qu’aux réactions émotionnelles, pas à des scènes précises ; je voulais que la musique transmette une sensation de mystère, de tristesse, de perte irréparable. Je n’essayais pas de brosser un paysage musical de villes en ruine pleines de poissons. Mais aujourd’hui, il se passe quelque chose de bizarre chaque fois que j’entends le lento lugubre, comme je l’écoute dans ma tête en ce moment même.
« Il commence à la mesure 136, quand la suite d’accords tombant du registre le plus bas de l’orgue rencontre l’aria sans paroles de la soprano s’élevant de plus en plus haut hors des profondeurs … Vous savez, naturellement, que j’ai basé ce thème sur les chansons des grands cétacés, ces puissants ménestrels de la mer avec qui nous avons fait la paix trop tard, trop tard … Je l’ai écrit pour Olga Kondrachine et personne d’autre n’aurait pu chanter ces passages sans soutien électronique.
« Quand la partie vocale commence, c’est comme si je voyais quelque chose qui existe réellement. Je suis au milieu d’une grande place, presque aussi grande que celles de Saint-Pierre et de Saint-Marc. Tout autour de moi, il y a des bâtiments en ruines, comme des temples grecs, des statues renversées drapées d’algues marines, de grandes palmes vertes qui s’agitent lentement. Tout est en partie recouvert d’une épaisse couche de limon.
« Au début, la place semble déserte ; puis je remarque quelque chose de … troublant. Ne me demandez pas pourquoi c’est toujours une surprise, pourquoi je vois toujours cela pour la première fois.
« C’est un monticule bas, au centre de la place, avec un motif de lignes qui en irradient. Je me demande si elles sont des murs écroulés, enfouis dans la vase. Mais la disposition n’a aucun sens ; et puis je vois que le monticule … palpite.
« Et au bout d’un moment, je remarque deux grands yeux qui me regardent sans ciller.
« C’est tout ; il ne se passe rien. Il ne s’est rien passé là depuis six mille ans, depuis cette nuit où la barrière de terre a cédé et où la mer s’est déversée entre les Colonnes d’Hercule.
« Le lento est mon mouvement préféré mais je ne pouvais terminer la symphonie sur une telle note de tragédie et de désespoir. D’où le finale, la «Résurgence».
« Je sais, naturellement, que l’Atlantide de Platon n’a jamais réellement existé. Et pour cette même raison, elle ne peut jamais mourir. Elle sera toujours un idéal, un rêve de perfection, un but qui inspirera les hommes au cours de tous les siècles à venir. C’est pourquoi la symphonie se termine par une marche triomphale dans l’avenir.
« Je sais que l’interprétation populaire de la marche est une Nouvelle Atlantide émergeant des vagues. C’est un peu trop littéral ; pour moi, le finale décrit la conquête de l’espace. Une fois que je l’ai trouvé et noté, il m’a fallu des mois pour me débarrasser de ce thème final. Ces fichues quinze notes tambourinaient dans mon cerveau nuit et jour.
« Maintenant, la Lamentation existe tout à fait indépendamment de moi ; elle a assumé une vie propre. Même quand la Terre sera partie, elle foncera vers la galaxie d’Andromède, poussée par les cinquante mille mégawatts de l’émetteur d’Espace Profond dans le cratère de Tsiolkovski.
« Un jour, dans des siècles ou des millénaires, elle sera retrouvée … et comprise.»
Mémoires parlés, Sergei di Pietro (3411–3509).
53
Le masque d’or
— Nous avons toujours fait comme s’il n’existait pas, dit Mirissa. Mais maintenant, j’aimerais le voir, rien qu’une fois.
Loren resta un moment silencieux. Puis il répondit :
— Tu sais que le capitaine Bey n’a jamais autorisé la moindre visite.
Elle le savait, naturellement ; elle comprenait aussi les raisons de ce refus. Au début il y avait eu du ressentiment, mais maintenant tout le monde, sur Thalassa, comprenait que le petit équipage du Magellan était bien trop occupé pour servir de guides — ou de bonnes d’enfants — aux imprévisibles 15 % qui auraient des nausées dans les sections à gravité zéro du vaisseau. Même le président Farradine avait été éconduit avec tact.
— J’ai parlé à Moïse et il a parlé au capitaine. Tout est arrangé. Mais ça doit rester secret jusqu’après le départ du vaisseau.
Loren la regarda avec stupéfaction ; puis il sourit. Mirissa le surprenait constamment ; ça faisait partie de son charme. Et il comprenait, avec une certaine tristesse, que personne sur Thalassa ne méritait plus qu’elle ce privilège ; son frère était le seul autre Lassan à avoir fait l’ascension. Le capitaine Bey était un homme juste, capable de contourner le règlement quand c’était nécessaire. Et une fois que le vaisseau serait parti, dans trois jours, cela n’aurait aucune importance.