Les Chevaux de la nuit et autres récits cruels
Claude Seignolle
Bibliothèque marabout
Fantastique
Le titre primitif de ce recueil, Les chevaux de la nuit, ayant été utilisé antérieurement par un autre éditeur, nous sommes contraints de le modifier. Nous prions nos lecteurs de nous excuser pour la confusion qui pourrait se produire.
RÉCITS CRUELS
À Georges Bouillon et sa Dryade.
À mes solides amis belges.
Les chevaux de la nuit
I
Venant de Paris par chemin de fer, je descendis en fin d’après-midi à Landivisiau. C’était la première fois que je me rendais en Bretagne, où le temps de ce mois de mars 1892, doux et humide, se montrait plus clément qu’en la capitale. La nuit se hâtait de clore le jour, mais l’éclairage municipal, bien que faible, l’empêchait d’effacer complètement les rues de cette petite ville dont l’architecture provinciale, voilée par l’atmosphère crépusculaire, me dépaysa ; sensation accrue par la vision de ses habitants en costume local et par les étranges sonorités de leur langue, qui évoquèrent pour moi une époque révolue.
Je dînai à la table d’hôtes du meilleur hôtel de la ville et, malgré la possibilité d’y coucher confortablement, je décidai de repartir le soir même vers ma destination. L’impatience de mon cœur voulait me rapprocher encore de Kerentran où je n’étais attendu que le lendemain. Mais, sachant que la nuit me serait moins longue à proximité de Joceline, je désirais passer ce temps à l’auberge voisine de son manoir.
Après le repas, je m’informai à haute voix d’un moyen de locomotion. On me répondit qu’il était impossible d’en trouver à cette heure tardive et mon vis-à-vis, un homme pourtant jeune et robuste, au regard hardi, me reprocha ma témérité. D’autres l’approuvèrent, disant qu’on voyait bien que je n’étais pas du pays, ni même Breton, sinon un tel désir ne me serait jamais venu. « Ici, on ne voyage pas pendant les heures noires », coupa une voix autoritaire, au bout de la table. «… La nuit n’appartient pas aux vivants », conclut une autre, sentencieuse comme une menace.
Et tous se turent, laissant s’établir un silence réprobateur qui eut pour effet de me décider à partir sans plus attendre, quitte à être obligé de faire à pied les vingt kilomètres qui me séparaient de Kerentran. Mon bagage, léger, ne m’encombrait pas ; mais j’avoue avoir alors compté sur le passage d’un quelconque véhicule.
La nuit était claire d’une lune généreuse, celle-là même qui, par sa diffuse clarté, est favorable aux amoureux. Je n’eus aucune peine à trouver mon chemin, dont le tracé précis avait, une fois encore, orné la dernière lettre de Joceline, si bien que j’en connaissais par cœur chaque croisement, chaque calvaire et chaque hameau.
… Joceline !… J’allais enfin retrouver Joceline de Kerentran. Deux mois sans la revoir, mais autant de jours à la lire, à la découvrir nouvelle chaque matin, l’avaient rendue définitive à mon âme. Combien je bénissais cette soirée où mes amis R…, ces incorrigibles marieurs, peut-être à dessein de me faire quitter une hasardeuse vie de célibataire, nous avaient rapprochés l’un de l’autre !
Elle était assise dans une des bergères qui encadraient la cheminée, mais ne profitait pas de son confort. Buste droit, hanche pressée contre l’accoudoir, elle trahissait ainsi une réserve qui ajoutait à la grâce de son mince corps d’adolescente et à sa diaphane blondeur de Celte.
La beauté de ses cheveux, longs et tirés sur la nuque en une épaisse natte résiliée d’argent, me frappa d’abord. Douce profusion que j’imaginais souple à épouser la courbe de son épaule, et capable, si elle se fût trouvée nue, de voiler sa gorge, redoublant ainsi le plaisir des caresses car ma première impression fut sensuelle. Je crus avoir trouvé une proie pour mon désir.
Mais, si j’employai une stratégie rompue à tous les pièges du caractère féminin et capable d’amener à mes filets les plus rebelles, là, ce fut l’échec. Pire, je la quittai vaincu, c’est elle qui emporta, sans même avoir combattu et par la confiance de son regard, ma totale liberté d’esprit.
Pendant deux jours, je voulus me délier d’elle, me refusant à la revoir malgré mon envie croissante et la brièveté de son séjour à Paris, qui s’amenuisait d’heure en heure, car elle devait retourner chez ses parents, en Bretagne. Mais, le matin de son départ, soudain conscient de perdre le seul être fait pour moi, je me précipitai avant qu’il ne fût trop tard.
Mon silence avait joué en ma faveur. Joceline se jeta dans mes bras et m’avoua des sentiments égaux aux miens. Hélas ! il fallait nous quitter. D’elle, je n’eus qu’un baiser, un seul, le meilleur sans doute, celui que d’autres, venant ensuite et trop répétés, auraient estompé d’oubli.
Ce baiser d’une seule fois, parfumait encore mes lèvres. Et ses lettres, qui me la révélèrent mieux que de longs tête-à-tête, m’en avaient appris sur elle bien plus que les siens n’en sauraient jamais…
Combien de kilomètres avais-je déjà consacrés à Joceline, au cours de ma marche dans la douceur nocturne, lorsque, arrivé à une croix plantée sur un monticule et qui m’opposait le trait démesuré de son ombre, un fort crissement d’essieu se fit entendre au loin, derrière moi.
Je m’arrêtai aussitôt, écoutant avec plaisir les plaintes du fer contre le bois qui se frottait au gré des secousses, et je bénis le passage providentiel d’une charrette dont le conducteur, moyennant un louis ou deux, pourrait, je n’en doutais pas, me conduire à Kerentran.
Je l’aperçus ! Elle se rapprochait très vite, tirée par trois chevaux blancs à l’échine et au poitrail battus par une longue crinière noire. Ils étaient attelés en flèche et lancés au galop. Leurs sabots, curieusement non ferrés, faisaient résonner comme une barrique le sol caillouteux de la chaussée. On eût dit les sourdes palpitations d’un énorme cœur de bois.
Me plaçant au milieu de la route, je fis de larges gestes et criai. Mais, malgré l’ardeur de mes appels, je dus échapper aux regards de l’intrépide conducteur. L’attelage arriva comme le vent et ne ralentit pas sa course… Je m’écartai d’un saut et eus juste le temps de me baisser pour éviter un coup de fouet qui laissa à mes oreilles un féroce sifflement.
Furieux, je ne pus retenir une violente insulte. Alors les fougueux chevaux furent immobilisés en quelques mètres. À cette allure, le meilleur cocher, aux risques de rompre rênes ou freins, n’aurait pu les arrêter en moins de cent !
Surpris, j’hésitai à m’approcher dans la crainte que l’homme ne me frappât, me laissant là, blessé ou pire. Enfin, après quelques excuses pour ménager sa susceptibilité, je me décidai.
Arrivé à sa hauteur, je vis qu’il se tenait debout, ventre contre la ridelle, le regard dirigé droit devant lui. Il était trapu, couvert d’une pèlerine sombre, et immobile tel un roc, mais je ne pus distinguer ses traits, cachés par un feutre aux larges bords tombants. Ensuite m’apparurent ses deux compagnons, coiffés et vêtus de noir, chacun monté sur les deux chevaux de queue, celui de tête dépourvu de cavalier… autre trait qui acheva de me dérouter sur leur conception de conduite d’un tel attelage.
Aucun des trois hommes, silencieux et raides, ne tourna la tête vers moi, malgré l’insistance des demandes que je leur adressais. L’équipage, homme et chevaux, restait étrangement statufié.