Dès qu’il eut quitté le siblaire, le bavard alla s’essayer face à un pan de falaise où il savait des nids inaccessibles. Il fit à la façon de l’autre, et des hirondelles vinrent aussitôt se percher sur ses épaules, lui trissant à leur tour une manière de politesse, tout comme s’il était vraiment l’une d’entre elles. Il put même en saisir deux et les garder dans ses mains sans qu’elles cherchassent à fuir… Une fière aubaine, pensez ! Plus besoin de fronde ni de gluaux pour les attraper afin de leur ouvrir le ventre et de rechercher la peiro d’Aroundo, que, dit-on, certaines y cachent jalousement : cette fameuse pierre d’agate de diverses couleurs qu’achètent très cher les guérisseurs parce qu’elle guérit les maux d’yeux.
Ainsi, grâce au siblaire, allait-il pouvoir régner souverainement et s’enrichir du trésor des hirondelles. Et de trisser jusqu’à plus souffle, tout en éventrant avec son canif tant et plus de ces confiants oiseaux qui accouraient sans cesse. Il fit carnage et se couvrit autant de sang que de honte. Sans le siblaire, enfin alerté par l’ardeur sauvage des trissements fatals et qui courut l’empêcher de torturer ses victimes renouvelées, il eût, en quelques heures, vidé les parages de toutes leurs hirondelles.
Mais, en lisant la férocité qui brillait dans les yeux du barjacaire, l’homme comprit qu’il était pire en siffleur qu’en bavard. Mieux valait, pour sa conscience d’initiateur, mettre fin à cette mauvaise engeance, et porter une plume de remords, plutôt que de rester toute sa vie accablé sous un repentir de plomb.
Pour le désintéresser de la chasse à la pierre d’hirondelle, il lui proposa de l’initier à un appel plus efficace encore : celui qui attirait l’« Arc-en-ciel des roches », oiseau rare sécrétant une goutte du « diamant d’oubli », cette ultime panacée valant mille peiro d’Aroundo.
Après une dernière et lourde hésitation qui fouetta encore l’impatience du barjacaire, il lui montra enfin comment replier la langue en cornet, le bout entre les lèvres, pour « soufflesiffler » comme l’oiseau joaillier. Puis, avant de le quitter sur un regard impitoyable, il lui indiqua un proche éboulis de rocs cuisant au soleil.
Le bavard s’y précipita, « soufflesifflant » sans perdre de temps. Mais il eut beau s’appliquer, aucun oiseau arc-en-ciel ne vint à lui. Au bout d’un moment, il pensa qu’il était peut-être préférable de se cacher. Il s’allongea entre deux roches, sous un voile d’ombre, le dos sur des feuilles sèches, et resta là, à pousser l’appel jusqu’à ne plus pouvoir, tout en lorgnant vers le ciel, toujours vide. Mais la chaleur l’assoupit. C’est alors que des lanières de froid se coulèrent lentement par les jambes de son pantalon, les manches et l’échancrure de sa chemise, et se plaquèrent si fortement à sa peau qu’il fut réveillé en sursaut.
Avec horreur, il comprit soudain et ne put maîtriser un hurlement d’homme épouvanté qui désenvoûta aussitôt les vipères, leur révélant la méprise qui les avait attirées vers cette présumée femelle, venue s’offrir par le chant du frai de printemps.
Lorsqu’on retrouva Jan lou barjacaire on crut d’abord à une mauvaise chute. Puis on accabla l’insolation. Mais, en se penchant, on vit ses yeux ouverts, restés hagards et marqués par l’effroi.
La peau de son visage livide luisait d’une visqueuse suée de terreur et son corps, gonflé d’un œdème généralisé, poché de larges taches noirâtres, était parsemé de brefs glaires laissés par les vipères mâles en même temps que la mort.
Le Dormeur
Le père Glaude, jardinier au château de Coulondelles, avait les rondeurs et la douceur d’aspect d’un saint pour demoiselle en besoin de mari, un de ceux à qui on commande en toute confiance une vie d’amour conjugal sans nuage.
C’est reconnaître qu’avec la générosité peinte sur son large visage plein, et ses cinquante bedonnantes années, Glaude était la bonté même, offerte à qui en voulait. Et, avancer ce compliment n’est pas vouloir le flatter, car il accomplissait réellement des prodiges.
Le Glaude était une sorte de magicien campagnard, d’une classe à part, et point un de ces communs ramoneurs de mauvaise santé, guérisseurs à procédés faciles comme il s’en trouve un peu partout, dans chaque recoin de village : marmonneurs de secrets, dénoueurs de méchants coups, rebouteurs, serre-cul et autres toucheurs. Non, il possédait de naissance et par héritage – puisque longtemps avant lui un de ses ancêtres sur trois l’avait eu depuis belle lurette – un don qui ne se ramassait pas aux carrefours : il était doué du pouvoir de « dormir les maux ».
Ainsi, votre poitrine en sueur ayant pompé comme une éponge le froid coulis d’entre chien et loup, là-bas, dans le vallon de la rivière et un « chaud-froid » vous appuyait ses gros pouces dans les poumons au point de les sentir à chaque respirée. À ça, que faire ? Deux remèdes : ou se coucher sous triple toit de couvertures et boire un litre de vin chaud sucré afin de suer le mal, sans être sûr de guérir tout de suite, donc de perdre du temps au lit, ou ne point se coucher du tout, aller trouver le père Glaude penché sur ses fleurs et lui demander guérison comme un inestimable service.
Tortillant posément les poils de son étroite moustache déjà blanchette qui lui faisait un œillet sous les narines, il écoutait gravement le bruit de votre souffle, humait la suée de vos tempes et, enfin, palpait sous la chemise, là où la congestion triturait.
— T’as très mal ? s’enquérait-il alors, un rien circonspect.
Là, c’était le grand moment du mensonge : il fallait taire la souffrance, même si elle vous coulait des yeux, car le Glaude, en vieillissant, refusait de « dormir » les douleurs.
Autrefois, il avait dormi des coliques de plomb parce qu’alors ses boyaux étaient semblables aux tubulures de cuivre d’un alambic et capables de changer en eau le feu des coliques ; mais, avec le temps, à force de résister aux chocs des maux reçus, ses rouages d’homme s’étaient affaiblis : plus de barre de fer en guise d’os, de cuir aux articulations, ni d’alcool à la place du sang.
Aussi y allait-il maintenant d’un suspicieux : « T’as très, très mal ? » qui vous forçait à jouer l’hypocrite afin de le rassurer et de le décider.
— C’est pas que j’ai mal, mais ça m’gêne pour lever les bras.
Et le Glaude de marcher encore un coup, pas tout à fait dupe, mais avec l’espoir d’un mensonge pas trop gros. Puis, une « pneumonie » de plus ou de moins ne risquait nullement de lui détruire les poumons, vu que ceux-ci se rebellaient toujours comme deux ruches sauvages.
Il vous demandait trois louis qu’il fallait lui donner sans marchander. Cela faisait partie du traitement !
— Un miracle d’église se paie bien… Alors ! disait-il en guise de consolation.
Cependant, si, à l’église, on pouvait facilement tricher avec une apparence de générosité, en promettant or mais ne glissant que trois sous de bronze dans l’anonymat d’un tronc, ici, impossible de faire prendre à Glaude trois liards pour soixante francs : le tronc de sa main ne se laissait pas abuser.
Une fois l’argent donné, c’était déjà la guérison parce que vous reportiez le gros de vos tourments sur cette dépense faite de confiance… jusqu’à preuve du contraire.
Mais le père Glaude accomplissait à souhait son travail et ne tardait jamais. Il prévenait la mère Glaude d’avoir à le laisser seul au lit. Elle, contrariée, secouait d’abord les peaux de son cou de dindonne à faire des « Non, non et non ! » Alors, il lui rappelait ses verrues et, montrant le dos de ses doigts, qui en étaient pleins, il faisait vers elle le geste pas méchant de les lui redonner toutes.