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Il se leva, traversa la pièce sans rien renverser, contrairement à son habitude de tâtonneur maladroit, et ouvrit la porte sur le dehors.

La nuit ruisselait de tant de lune qu’elle était comme un océan de lait où on pouvait patauger sans risque de s’y noyer. Entraîné dans les doux remous de cette sève blanche, Croxanvic se prit à sautiller pieds nus, en liquette et avec tant d’ivresse que, s’accompagnant bientôt d’un grognemitement euphorique, il déclencha un proche et subit ronronnegrognement d’extase.

C’est alors qu’il aperçut Belzébuth qui, dressé sur ses pattes de derrière, faisait aussi le beau à la lune tout en cherchant à la défigurer par de sournois jets de griffes.

* * *

Croxanvic, à présent victime d’un mimétisme total, se précipitait avant Belzébuth pour attraper souris ou rats ; faisait le gros dos à la vue du moindre chien ; lapait, à la va-vite, à même le sol, le plus de soupe possible avec sa grosse langue sale et verruqueuse à croire un crapaud goulu ; ou encore sentait les odeurs les plus subtiles et les suivait loin dans les bois, où le diable voulait… Et ce qui devait arriver arriva : Croxanvic jalousa Belzébuth à mort.

* * *

Sa force et son astuce d’homme lui furent des plus utiles. Du moins, il le crut. Il vola et roula jusque devant chez lui un de ces lourds chaudrons de fonte qui servent à cuire la mangeaille des cochons.

Là, il le tint gueule retournée vers le sol, entrelevé avec un court bâton, et étendit dessus une belle crêpe de soupe qu’il laissa sournoisement à Belzébuth, qui s’y précipita.

Le chat dedans, il fit tomber le bâton d’un vif coup de pied, mettant ainsi son rival sous cloche. Ensuite, il ramena de la terre partout autour pour empêcher l’air d’y pénétrer.

Cela fait, victorieux, il gambada dans le pré d’à côté et battit longtemps des jambes, au point de s’épuiser, éprouvant peu à peu l’atroce sensation qu’il y avait de moins en moins d’air dans les poumons du grand ciel.

* * *

On le retrouva encore tiède, à plat dos sur l’herbe, les yeux chavirés par l’angoisse des étouffés, la chemise arrachée, les ongles entrés dans la peau de la poitrine et sa grosse langue bleuie, toute sortie.

Quant au chaudron volé, son propriétaire vint le reprendre sans se risquer à maudire le nouveau mort en droit de respect, mais il se demanda longtemps pour quoi faire on le lui avait emporté et fermé avec de la terre, comme ça, puisqu’il n’y avait rien dessous !

Le marchand de rats

La première fois qu’on le vit au pays, ce fut en novembre, pendant cet avant-hiver qui fouetta à mal quasi tout le monde, aussi bien ceux qui boudaient les lainages que les autres, déjà emmitoufflés.

Le froid, denté de glace et langué d’un vent coulis, n’épargna ni gens, ni choses. Rien que chez les Amailloux, il mordit les reins du grand-père, gonfla le vin – qui, à son tour, éclata les barriques –, écrasa les poumons de la mère, fendit sur pied la sapinière et manqua de cailler le sang de la fille.

Ce frisson du Nord répandit une épidémie blanche qui alla jusqu’à faire tousser la plus résistante santé du village, celle de Coud-de-Fer, cette forteresse d’homme, notre charron trempé au feu, bras en battants de cloche et jambes en essieux de tombereau.

C’est par là-dessus que l’inconnu arriva d’on ne sait où et s’imposa partout au point que, ne voyant plus que lui, on ne parla plus que de lui. Et il y avait raison à ça !

D’abord son allure d’homme âgé, fagot d’os dans un habit crevé de déchirures tel un Traverse-les-ronces ; doigts refermés comme les lames d’un canif après usage ; crâne à blanc ; lèvres aspirées dedans, pincées entre les gencives vides, et peau ravagée par les labours successifs de vilaines maladies qui lui avaient laissé tant et plus de cicatrices, et de pustules superposées… Bref, une vraie « fleur de cimetière », comme on appelle chez nous ces vieux frôleurs de tombes, rescapés de dix morts avortées.

Mais, l’allure mise à part, il était bel et bien vivant, de marche encore aisée, et savait lorgner les gens malgré l’usure de ses yeux : vous voyez la « délavure » que prend le bleu d’un vêtement à force d’être frotté à la lessive % Oui ! Eh bien, ils avaient cette pâleur avec encore un reste du beau d’avant : des yeux qui, d’en avoir trop vu, semblaient ne plus désirer suivre que le spectacle de dedans.

On oubliait vite son aspect d’homme pas habituel au profit de ce qu’il brandissait d’une main : cette perche de bouleau avec, encore, sa chemise d’écorce, usée seulement à l’endroit de la prise. Un bois raide, grand d’au moins trois mètres et couronné en haut par un cercle de tonnelet, tenu ballant avec quatre courtes ficelles, ni plus ni moins qu’un mât de cocagne en plus petit. Et là, point de friandises sucrées, ni de bouteilles de vin doux ; non, un fameux gibet à rats, rats pendus par le cou, se balançant crevés, les uns frais, les autres commençant à pourrir, et quelques-uns dans un état de putréfaction à chasser les porcs et à vous ronger les narines.

On l’appela tout de suite « Decatsisou ». N’allez pas chercher trop loin ce que ça signifie. C’est tout simplement le raccourci de : « Deux, quatre et six sous », prononcé à la mange-syllabes comme on parle dans notre région.

Il était flanqué d’un chien jaune, haut sur pattes, partout pointu d’os et court de poils à le croire nu. Un de ces étranges chiens d’Orient comme on en voit chez les saltimbanques et qui, dressés à fouet-je-te-fouette pour apprendre quelques tours de cirque, décident un beau jour de fuir les applaudissements, mais restent toute leur vie croupe inquiète. Et celui-là, malgré les attentions de son maître qui le touchait à chaque instant d’une brève caresse, automatique mais douce, se coulait craintif à ras le sol au point d’avoir le ventre boueux. Mais ça ne l’empêchait pas de guigner en seigneur ratier vers les caves et les greniers avec de vifs regards pourpres.

Ce « Decatsisou » alla frapper partout où commerce se pouvait pour lui, c’est-à-dire chez les catarrheux, fiévreux, tousseurs, ou gelés en quelque endroit. Et, là, il fallait l’entendre répéter sans lassitude, d’une voix monocorde qui lui débordait autant par le nez que par les lèvres :

— Deux sous c’rat-là, si vous avez un p’tit mal… Mettez-le donc dans vot’ poche… L’tour sera joué…

Et il montrait un des rats frais.

— Quat’ sous c’rat-là, si vous avez moyen mal… Mettez-le donc sous vot’ lit… L’tour sera joué…

Et il montrait un des rats qui commençaient à pourrir.

— Six sous c’rat-là, si vous avez grand mal… Mettez-le donc dans vot’table de nuit… L’tour sera joué…

Et, bien sûr, il montrait un des rats putréfiés.

Ensuite, pour prouver que son remède était fameux, il donnait un coup de poing sur sa poitrine de couche-dehors, faisant écouter que, grâce aux rats magiques qui le préservaient, ça sonnait toujours sain là-dedans.

Alors, lui préférant la bonne odeur d’eau de Cologne du médecin et celle des médicaments proprement en boîte, ou celle de l’encens du Bon Dieu qui voile les Saints guérisseurs de l’église, on ne se gênait pas pour lui claquer la porte au nez ; ou bien on l’écoutait, poliment convaincu, lui prenant ensuite, avec le bout d’une pince à tison, pour deux ou quatre ou six sous de rat que l’on mettait un peu à contrecœur là où il disait.

Mais ces derniers furent peu nombreux et la majorité se moqua, refusant d’acheter le moindre rat enchanté bien que celui-ci eût pu trouver place dans leur poche ou sous leur lit ou dans leur table de nuit, vu que les gens étaient tous plus ou moins petits, moyens ou grands malades. J’ajouterai que plus d’un le menaça des chiens qui, d’ailleurs, reniflaient de loin après les rats crevés et grognaient en bande serrée, montrant les crocs sans oser avancer, mais lui faisant cortège.