Et voilà que j’entendis un bruit irrégulier de feuilles froissées. Puis, après une rapide séquence de sommeil, ce furent des lapements proches. Une odeur fétide flotta autour de moi. Je me redressai. Ma main saisit la lampe électrique. J’éclairai.
Horreur ! là, devant moi se dressait le chien pourri. En plus des plaies anciennes, il portait sur tout le corps celles fraîches, au sang coagulé et terreux, ouvertes par nos bâtons. Sa langue rose, seul morceau de chair pure qui restait en lui, pendait et haletait.
Il flaira et trouva une gamelle de riz qu’il lapa gloutonnement.
Poussé et mis à genoux par une sourde épouvante, je reculai vers le renfoncement où dormait Léon que je secouai. Il avait le sommeil mauvais et se réveilla, féroce à me lancer un coup de pied.
« Regarde !… mais regarde donc ! hurlai-je avec des hoquets de dégoût.
Alors, saisissant nos lebels tabous, nous tirâmes comme deux forcenés toutes nos balles défendues sur ce monstrueux revenant de l’au-delà canin.
Et, enfin, trépassa une seconde fois et définitivement, le chien pourri du pays perdu que la faim avait ressuscité.
NUITS
Nuits
Quels envoûtements, quelles magies pourraient remplacer l’ombre de la terre si une fantaisie cosmique venait à la supprimer ?
Nuits inépuisables d’aventures impossibles ailleurs et qui démesurent notre espace intérieur : heureuses, si nous parcourons des lieux merveilleux, dans l’étrange légèreté des amours incomparables, avec de princières et consentantes fiancées qui, hélas, nous abandonnent aux berges du réveil sur d’amers ravissements ; atroces, si nous allons vers des drames aux tortures douloureuses dont nous ne sommes délivrés, dans le meilleur des cas, que par l’aube salvatrice.
Et combien d’avertissements nous y sont prodigués ! Combien aussi d’éclaircissements sur nos vies passées et ignorées que nous revivons grâce aux fentes dans le Temps déchiré par la nuit, tel ce cauchemar qui s’impose souvent à moi avec des images précises et tranchantes, rythmées sur un gargouillement de gargouilles gargouillantes… Mais, alors, suis-je bien encore dans mon lit lorsque je pose mes pieds nus sur le sol glacé de ma chambre ? Suis-je encore dans ce rêve noir, lorsque le vent pesant des rues sombres se jette sur ma légère vêture, faite à présent de chausses usées et d’une cape frileuse ? Suis-je encore parmi vous lorsque je sais que je suis redevenu ce jeune garçon du Moyen Âge, courant par une nuit claire jusqu’en place de Grève, où règne, au centre d’un parterre d’ordures puantes, les Royales fourches patibulaires de la Cité-Capitale !
C’est que je veux surprendre celui qu’on appelle le Grand Vendu, ce magicien maudit, emméchanté par Satan, qui répand l’effroi autour de son antre de la rue des Gravilliers et la déploie à en recouvrir tout le Marais, courbé à ses actes.
Le voilà !… le voilà ! Il arrive lentement dans sa marche accablée de vieux noueux, un sac à la main, et s’arrête sous le rugueux gibet qui, pour une fois anormalement vide, se goberge au lait de lune. Moi, caché, je le vois jeter son sac à ses pieds et se mettre si nu qu’à côté de lui un simple chien commun semblerait endimanché. Il reste là, immobile et roide tel un pendu à peine soulevé de terre par un bourreau paresseux, si bien que je cherche vainement à apercevoir le trait de sa corde de mort. Il ne bouge pas et râle à agacer les corbeaux perchés sur la nuit.
Alors, la peur bleue m’étreint et veut me dévorer de tremblements, mais la curiosité qui poivre ma chair parvient à l’en dégoûter. Je suis fasciné par ce corps blanchâtre, devenu de marbre geignant et, aussi, à la vie de son ombre écartelée, suppliciée par le sol inégal.
Soudain, le silence éclate comme une simple vitre et chute en débris aux pieds de la nuit qui tressaille. On me parle : c’est le Grand Vendu. Il vient de me surprendre, béant la provocation, et me demande de l’aider à payer son dû en ouvrant le sac, toujours à ses pieds.
Je veux fuir car je sais qu’obéir sera ma perte. Mais je me précipite et le défais. Dedans sont des pieux aigus et une masse d’acier dont j’empoigne le manche à vive main, la brandissant aussitôt.
« Cheville mon ombre sur la terre dure, me commande l’immobile… et pars avant qu’Il ne te voie…»
J’œuvre tout de suite, habile comme jamais je n’ai su, si adroitement que, prise à ses quatre coins, l’ombre ne risque pas de s’échapper. Au dernier de mes coups le Grand Vendu a un arrogant cri de joie. Je le vois secouer tout son corps d’où gicle partout son sang frais qui, bientôt le vêt d’une onctueuse et luisante étoffe. Enfin, il s’enfuit en braillant la douleur des délivrés. Je crois entendre « Merci » et je suis seul avec l’ombre restée.
Frémissante, éperdue, elle cherche à m’échapper. Alors, pour mon seul plaisir, j’achève de l’enclouer avec une rage cupide et je m’attarde devant l’abandonnée vaincue, mon bien, et je mords à l’orgueil du fin chasseur qui vient de réussir à empieuter un rare gibier.
L’aube arrive qui frissonne sa mue. Je sens une âcre odeur de four suant le feu. Enivré, je chancelle à jouir de tous mes sens : Il est là, invisible. L’ombre tremble puis se fige de crainte. Il la saisit par le chef, la soulève, l’arrache sans peine et m’en recouvre vivement.
Elle me va si bien et m’est si douce qu’elle me semble une peau neuve, cousue sur moi. Alors, craignant qu’Il ne me la prenne, je m’enfuis comme un voleur.
Maintenant, c’est le petit jour gris, tout le monde peut me voir. Je ne me cache pas. Je traîne toute la méchanceté et la haine du Monde. On s’écarte, on ferme les portes sur mon passage, et les langues tournent pour parler du Grand Vendu qu’on entend hurler à travers murs depuis sa cave de Gravilliers où il roule en douleurs son tourment d’écorché vif.
À midi juste, il trépasse après des souffrances tant et plus. Aussitôt féroce, je commence à faire mon mal de Nouveau Grand Vendu.
L’histoire a fait, une fois encore, le tour de Paris où elle revient cycliquement.
Tout le monde la connaît, tous les chauffeurs de taxi vous la raconteront, comme, sans doute, autrefois, tous les cochers de fiacre. Tant pis si je la répète.
C’est immanquablement juste avant l’aube, à la Nation, à l’Étoile, ou à Charenton, ailleurs et n’importe où encore, à peu près au passage du découragement où le travailleur de nuit se dit qu’il ferait mieux d’être travailleur de jour et pense au lit chaud où dort sa compagne esseulée. C’est à cette heure où il se sent pris entre le devoir et l’engourdissement du sommeil qu’il aperçoit la vieille. C’est toujours cette frêle créature, mais de celles qui résistent à tous les malheurs, comme à toutes les épidémies. Elle a l’âge respectable de sa robe-redingote, un vrai fouillis d’étoffes noires, avachies, taillées selon une mode insituable, et porte un de ces chapeaux 1900 et quelques, sorte d’énorme volcan en éruption de velours froncé.
La femme est là, figée sur le bord du trottoir, sous un réverbère, et fait un raide appel des bras lorsque le taxi passe. Celui-ci s’arrête et le ferait même s’il avait déjà un client, tant la vieille vient de secouer sa pitié… Une grand-mère dehors et seule ! Pas possible, elle s’est perdue ou on l’a mise à la porte de chez elle ! Si c’est pas malheureux l’humanité !
Il descend pour l’aider à monter et la force gentiment à prendre place, là, au meilleur endroit de la banquette, bien adossée. Il est si bouleversé qu’on puisse forcer la vieillesse à traîner ainsi dans les rues aux heures gredines qu’il ne remarque pas que la femme a l’os à fleur de peau, ni à quel point elle est glacée. Mais elle ne trahit sa misère physique par aucun claquement de dents, ni par la moindre plainte. Au contraire, elle joue de coquetterie et cherche à arranger la gaze légère qui pend de son chapeau et cache tout ce que la nuit ne cache pas de son visage. Tout de même, elle sent le moisi des vieux, avec, en plus, un frais soupir d’humus, mais le chauffeur la comprend de négliger les eaux de toilette parfumées qui ne conviennent qu’aux belles filles.