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Installée, elle n’a pas un mot et tend un papier, si souvent déplié qu’il menace de se séparer en quatre tranches. Dessus sont tracées les grosses nervures d’une écriture vieillotte et tremblée dont l’encre est délavée :

Je vais tout en haut de

La rue de la Roquette,

Merci

Il a parfaitement compris : avec ça, la vieille est muette ! Il se rend là-bas en ménageant ses accélérations et ne donnerait pas un traître coup de frein dans la crainte de la bousculer ou de la blesser, tant elle doit être fragile comme un œuf vide.

Les voici arrivés, le boulevard de Ménilmontant fait juste l’angle. Le temps de mettre au point mort, de descendre pour aider la femme à sortir… il ouvre la portière et, bernique, plus personne ! Pourtant, il ne l’a pas rêvée, cette vieille !

Non, c’est vrai qu’il ne l’a pas rêvée : à la place qu’elle occupait, et où le siège est encore un rien creusé, elle a laissé une rondelle de métal. L’homme se penche, éclaire mieux et saisit cette pièce de monnaie terreuse qu’il frotte entre ses doigts.

C’est un louis. Un vrai d’autrefois, du temps où on payait avec ça ! La vieille l’a laissé exprès, comme chaque fois. Vite, le chauffeur la cherche du regard, court là et là pour la rattraper et lui rendre sa monnaie car elle a trop payé ce qui ne vaut pas tant. Mais elle a disparu ! Alors il réalise qu’il se trouve arrêté juste face à l’entrée principale du cimetière du Père-Lachaise. Avec un grand frisson dans le dos, il fait le rapprochement qui s’impose et en voilà un de plus à raconter cette incroyable histoire.

* * *

Beaucoup l’ignorent mais la lune est d’origine diabolique – le soleil du loup et de Satan – aussi ne la ménagent-ils pas dans leurs quolibets, disant à plaisir : bête comme la lune… être dans la lune, ou encore, mettre la lune dans sa poche. Quelles stupides provocations ! On oublie facilement qu’elle fait de nous ce que bon lui semble :… en rousse, en tranche ou en quartier ; cornue, aiguë, boudeuse, hilare ou indifférente, elle influence à sa guise. Elle intrigue l’Univers, ruse les distances, manigance nos humeurs… féconde stropiats, bâtards, idiots… ronge la pierre, allonge ou raccourcit les océans, met ou retire les larves, accroît ou décroît les épidémies, consume le chaume, cuit l’étoffe, enfièvre le cœur… et, pis encore, avivant les miroirs, elle pénètre l’avenir et oracle sans pitié.

Miroir et lune, les deux complices ! Sait-on qu’en Bretagne le miroir d’eau d’une certaine fontaine était autrefois réputé pour révéler les signes de vie ou de mort ! Aussi celui qui désirait connaître son temps de vie terrestre allait-il s’y pencher une certaine nuit de mai éclairée par la lune devineresse. Aux douze coups de minuit, cette garce de tous les mystères pénétrait la surface et révélait le destin du visiteur. Alors béni le calme céleste s’il laissait l’eau au repos, qui se contentait de refléter le visage anxieux, mais bien vivant, du curieux. Mais maudit le moindre zéphyr s’il venait friser le miroir liquide et mettre des ombres et des méplats sur le visage du téméraire qui, apparemment creusé et décharné jusqu’à un semblant de trépas, voyait nettement sa mort prochaine. C’en était fait ! Celle-ci se chevillait en lui et il avait beau se dire qu’il n’avait rien vu, il était déjà trop tard, le germe noir croissait lentement jusqu’à son cœur et, le finissant, ne faisait jamais mentir la lune.

Si je dis tout cela c’est pour préparer ce qui suit : un cauchemar périodique tissé d’événements réels qui se produisent dans ma chambre pendant mon sommeil, sans que je parvienne à me réveiller.

Cette nuit encore…

On me soulève d’entre mes draps. De nombreuses mains, dont les doigts crochent nettement ma peau, se répartissent le poids de mon corps que j’appesantis pour résister et me défendre, mais en vain. À diverses époques de ma vie j’ai subi cette étreignante sensation sans jamais voir ceux qui me firent cette mystérieuse visite.

Maintenant on me sort entièrement de ma couche. On me met debout – j’en suis certain – et, tout en même temps, je me retrouve couché, étreint comme si mon être entier venait de subir un important changement physiologique.

Pendant qu’on me tire de force dehors, et que, tout en même temps, je reste allongé, le cœur meurtri par l’angoisse de l’inexplicable, la glace de l’armoire placée au pied de mon lit s’est entrouverte et, tournée dans ma direction, me renvoie un incisif jet de lune qui parvient à fendre et soulever mes paupières jusqu’ici closes.

Et je vois !…

… Je vois autour de moi six personnages liés à leur propre ombre : hommes et enfants d’âges divers dont je ne peux distinguer les traits. Ce sont eux qui me contraignent à quitter ma chambre, comme ils m’ont obligé à quitter mon lit. L’un d’eux a déjà pris place entre les draps et je me sens également lui : celui qui pense et qui est angoissé alors que, debout, léger telle une baudruche, je m’en vais avec du regret seulement.

En passant dans le pan de lumière de lune, les traits de mes ravisseurs me sont soudainement révélés ! Je me reconnais alors dans chacun d’eux tel que j’ai été si diversement depuis ma naissance… et aussi tel que je vais devenir – mais je ne désire pas découvrir les autres « moi » futurs. Je veux les ignorer : j’ai si peur qu’annonciateurs ils soient marqués par quelque maladie ou quelque tourment !

Alors je comprends enfin que les multiples aspects d’un humain sont dissociables ; ou, mieux, semblables à des cubes gigognes… Que nous nous emboîtons régulièrement dans nos autres nous-mêmes passés ou à venir… Que nous progressons par substitutions !

Mais j’achève de me sortir de ma chambre. Les autres entrent en moi. De ce côté, c’est brusquement le noir et je ne suis plus que celui qui est couché, bouleversé par cette découverte. Aussitôt j’éprouve la sensation d’avoir été abandonné, livré à la désespérante solitude de l’actuel moi-même qui va continuer à jouer seul dans sa pourtante grouillante fresque de multiple même homme.

La glace, toujours teintée de lune, me renvoie impitoyablement mes traits blêmes et atterrés.

Je ne puis détourner mon regard.

Le jour perce enfin.

Le premier rayon de soleil lèche mon image fantomale et l’efface comme sur un simple négatif.

Je m’endors épuisé.

Le Hupeur

Mon vieil ami, le docteur*********, de Châteauroux, m’avait conseillé de visiter la gentilhommière de Guernipin, en Brenne, entre Mézières et Rosnay… si toutefois le maître des lieux m’y conviait, son caractère n’étant pas toujours en harmonie avec celui des étrangers qui le sollicitaient.

Ainsi découvris-je Guernipin et Geoffroy de la Tibaldière, fieffé zoologiste, célibataire heureusement sans famille qui, sacrifiant son confort à une exceptionnelle collection d’animaux empaillés, naturalisés ou en bocaux, logeait dans une étroite chambre sur un lit de sangle, chacune des vingt autres pièces confortables étant gavée en priorité d’une faune poussiéreuse et docile.