Cependant, comme ils ne m’opposaient pas de refus, et qu’ils allaient dans ma direction, je n’hésitai pas longtemps et montai à l’arrière de la charrette, qui était longue et étroite. Elle dégageait un souffle de puanteurs fétides où l’acide odeur d’écume et de corne brûlée se mêlait à celle de cuirs moisis et d’étoffes pourries.
Là, allongée sur le plancher disjoint, une forme humaine semblait dormir, indifférente à l’inconfort et à l’odeur nauséabonde. Mais je n’eus pas le loisir de la contempler ; d’un cinglant coup de fouet, le conducteur fit soudain repartir ses bêtes. Je m’agrippai à la ridelle pour ne pas tomber.
Nous roulâmes ainsi à une telle rapidité qu’après avoir, malgré moi, heurté de tout mon poids le corps du voyageur étendu, qui ne se réveilla point, je les crus coupables d’un crime. Et, soudain inquiet, je me questionnai sur les mobiles de ces gens qui se comportaient et fuyaient si sauvagement.
Mais, ce qui se passa ensuite fut encore plus surprenant. Nous avions parcouru une bonne lieue, lorsque, brusquement, nous quittâmes la grand-route pour nous engager sans ralentir dans un chemin de terre qui se trouvait à angle droit. Le conducteur et ses acolytes étaient de fiers meneurs car un autre équipage, lancé à cette vitesse, n’aurait pu accomplir une telle manœuvre sans verser.
À quelques centaines de mètres, je distinguais les fenêtres éclairées d’un sombre bâtiment de ferme à l’intérieur duquel on veillait. Là, sans doute, allait s’achever cette course mouvementée. J’en fus à la fois heureux et déçu.
L’attelage s’arrêta si brutalement dans la cour que je manquai me fendre le crâne contre l’un des montants de fer. Les deux cavaliers sautèrent lestement à terre et coururent à la porte qu’ils ouvrirent grande, entrant d’un trait dans la salle. Mais les quelques personnes qui se tenaient devant un lit d’alcôve sur lequel sommeillait une vieille femme en chemise, ne semblèrent pas les voir.
Les deux hommes s’approchèrent et, sans hésiter, saisirent la femme, l’un par les pieds, l’autre par les épaules. Réveillée en sursaut, elle chercha à se défendre, eut de brefs cris rauques, puis ne résista plus.
Ils la portèrent ensuite, silencieuse et inerte, à la charrette et la jetèrent par-dessus la ridelle. Elle tomba à côté de moi avec un horrible bruit sourd et resta aussi immobile que l’autre voyageur.
D’abord saisis et muets, les gens de la ferme se mirent à crier et à gémir pendant que les chiens, qui n’avaient pas aboyé à notre arrivée, hurlaient à présent au fond de leurs niches.
Stupéfait et glacé d’effroi, j’aperçus la vieille, toujours là-bas sur son lit dans l’alcôve, comme morte, insensible sous les pleurs de son entourage consterné, alors qu’elle se trouvait également à mes pieds !
Épouvanté, je voulus fuir mais, les hommes remontés, l’attelage fouetté repartit au galop. Frémissant de peur, je suppliai le conducteur qu’il me laissât. Mais il resta indifférent.
Nous allâmes un long temps. Enfin, il immobilisa son attelage non loin d’un hameau, et me parla pour la première fois.
Sa voix grondait en lui, pleine de sourds échos : « Tu m’as demandé d’aller à Kerentran. J’irai donc. Mais fais-toi patient. Je ne pourrai m’y rendre que dans deux nuits. La jeune demoiselle du manoir sera alors prête pour nous…»
Et, sur le geste qu’il fit pour cingler ses chevaux, les bords de son feutre se relevèrent un instant. Je vis sa face tendue, bouche grande ouverte, yeux fixes et blancs. Je ne m’attardai pas à le regarder, d’un bond je sautai et m’enfuis, courant à perdre souffle jusqu’à la plus proche maison.
II
L’incroyable équipage se trouvait déjà loin que je frappais toujours vainement à une porte aussi hostile que la nuit. La gorge nouée, je cognais avec mes poings contre le battant qui vibrait à se fendre. Je me savais écouté de l’intérieur parce qu’un cri de surprise, vite muselé, avait fait suite à mon premier appel, mais il était visible qu’on ne désirait pas m’ouvrir.
Désespéré, j’allai à la maison voisine que je fis résonner de mes coups, et j’avoue que seul l’espoir de me trouver entre quatre murs éclairés par de simples tisons me tenait debout.
— Ouvrez… ouvrez, ne me laissez pas à la nuit… criai-je enfin, ma voix soudain redevenue exigeante.
De m’entendre, décida ceux qui se trouvaient là à déverrouiller leur porte.
Voyant qu’on l’entrebâillait avec hésitation, j’eus envie de l’ouvrir, d’une poussée. Mais le subit halo d’une chandelle me dévoila enfin un visage d’homme, blême d’angoisse. – Qui ?… qui êtes-vous donc ?… me jeta-t-il, en cherchant à lire sur mes traits.
Je répondis que j’étais un voyageur égaré qui se rendait chez le marquis de Kerentran.
Quelques minutes après, je réchauffais mon courage à un feu d’âtre qui soufflait une âcre mais réconfortante fumée et que l’homme s’empressait d’activer. Sa femme m’offrit un plein bol de rude alcool. Je le bus d’un trait et il me sembla d’eau, tant les émotions avaient bouleversé mes sens.
Je leur racontai ma mésaventure et, à mesure, leur pâleur s’accentua au point que j’eus l’impression qu’ils se vidaient de leur sang.
— … Nous ne nous étions pas trompés sur Son bruit, monsieur !… soupira l’homme… lorsque vous avez frappé à notre porte, nous avons cru que c’était Lui qui venait chercher l’un de nous deux…
Et il m’apprit que j’avais voyagé avec l’Ankou, l’ouvrier de la Mort, et ses servants.
Nous étions allés à Kernoter « prendre » la vieille Loarrer qui traînait une langueur. Et, parce que nous étions passés à Guerras, où nous nous trouvions, on pouvait dire que la mort allait à Plougourvest emporter Christophe Ropartz, le bûcheron qui, la veille, avait reçu un arbre sur les reins et agonisait.
Malgré l’évidence, et bien que ne parvenant pas à trouver une autre interprétation plus rassurante, je me refusais à croire une telle explication. Aussi, je cherchai à tranquilliser ces gens :
— Ce sont des charroyeurs qui… commençai-je, dans ma volonté absolue de justifier ces étranges travailleurs de la nuit.
Mais, incapable de trouver une raison qui m’eût d’abord rassuré moi-même, je leur décrivis le conducteur bien en chair et vigoureux. Il ne pouvait être de l’au-delà puisqu’il m’avait parlé avec une voix de vivant. Et je leur rapportai ses propos, qui précisaient son intention de se rendre sous peu à Kerentran.
Ils se signèrent avec précipitation et la femme, pressant entre ses mains tremblantes son visage où étaient venues de subites larmes, me dit :
— Ah… monsieur… vous venez de voir l’autre côté de la mort, car vous nous faites là le portrait d’Hervé Lenn, de Plouzenedé, défunt depuis décembre… qui, dernier parti de l’année passée, est Ankou de droit pour notre région durant cette année-ci !… Vous l’avez provoqué, monsieur. Il n’a pas voulu de vous mais il lui faut un gain et il ne revient jamais sur son choix… Apprêtons-nous à pleurer le triste sort de la gentille demoiselle de Kerentran… Elle est perdue… Rien n’y pourra !
Saisi par le ton convaincu de la femme ; bouleversé par l’attitude de son homme qui l’approuvait avec des gestes d’accablement, je me sentis submergé par l’impuissance. À mon tour je m’abandonnai aux frissons de leurs frustes croyances.
Ils se lamentaient ou priaient sur un ton lugubre, résignés à toutes les adversités. Moi, j’errais dans le désespoir le plus atroce, celui qui étreint les âmes vaillantes capables de lutter mais brisées par l’inconnu infernal.