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Le domestique me saisit vivement le bras et le serra.

Je compris que mon propos venait de lui faire perdre son plaisir. Le ton de sa voix baissa à s’éteindre presque.

— Ne le souhaitez jamais, monsieur, souffla-t-il, surtout par cette sorte de nuit… C’est celle qui lui convient pour nous diriger vers la mort…

Et il m’obligea à quitter les lieux.

Revenu dans le grenier, il referma et verrouilla soigneusement la porte de la tour. À la lumière retrouvée, je vis avec surprise son visage défait et couvert d’une fine sueur. Ajoutez à cela un tel air de crainte que j’eus envie de le consoler par une réconfortante bourrade.

Mais, intéressé et fort de mon incrédulité, j’usai d’une plus adroite mise en confiance et parvins à le faire asseoir avec moi sur le bord du lit, où, unissant le ton de mes questions à celui de son inquiétude, j’obtins quelques éclaircissements sur ce redoutable oiseau.

Ainsi appris-je que celui dont avait parlé M. de la Tibaldière existait réellement. Mieux, que son lieu de prédilection était le marais de Gobe-Bœuf, donc là, à cinq ou six portées de fusil de nous et à égale distance du village. Il ne présentait aucun aspect effrayant et pouvait être n’importe quel oiseau commun, mais changeait continuellement d’espèce afin de mieux berner ses victimes. Dans son cri, saillait une note de plus… Un rien de stridulant : sa malédiction… L’écouter, c’était perdre sa volonté malgré soi pour ne plus agir que selon la sienne. Obéissant, on sortait de son lit, on quittait la sécurité de sa maison et on allait en chemise, tel un somnambule, vers cet oiseau d’Enfer qui se réjouissait d’une proie nouvelle. On allait vers lui et, malgré les pieds dans la boue, on ne se sentait pas dans le marais. Lui, il reculait, reculait toujours pour vous attirer plus avant jusqu’au profond de la vase où vous vous enfonciez sans merci. Péssaut, Guérin, la Marguerite, et combien d’autres encore, étaient morts comme ça. On n’avait jamais retrouvé leurs corps, juste les traces de leurs pieds dans la partie plus dure des bords de ce Gobe-Bœuf qui, sans doute, partageait ensuite la chair avec le Hupeur. Mais, il était facile de savoir qu’il s’agissait de lui puisque, la nuit, les oiseaux ne chantent ni ne sifflent. Aussi, lorsque vous l’entendiez, fallait-il vite aller tourner la clef de votre porte jusqu’en bout de pêne, se barricader de partout, écraser vos poings sur vos oreilles, vous enfouir entre les draps et, surtout, être au moins deux afin que l’un retienne l’autre d’obéir à l’appel néfaste…

Et, après m’avoir jeté cela comme on se débarrasse d’un secret qui gêne trop, Sylvain me quitta en toute hâte, emportant la lampe et me laissant dans le noir.

Je l’entendis donner deux tours de clef, sans doute par habitude, puis il descendit, trébuchant dans sa précipitation.

L’aiguille argentée de la lune, profitant de l’œil-de-bœuf ouvert, s’enfonçait dans le noir du grenier, mais ne creva pas le lourd silence qui se gonfla alors, tel un ballon.

Je me dévêtis et m’allongeai sur le lit, oubliant dans ma fatigue les inquiétantes images laissées en moi par ce domestique superstitieux.

* * *

La chaleur m’empêcha de dormir immédiatement. Je me retournais sans cesse, oppressé, jusqu’au moment où je décidai d’aller ouvrir la porte de la tour.

Après maints tâtonnements, je la trouvai. L’air frais qui arriva par là, s’unissant à celui qui entrait par l’œil-de-bœuf, m’allégea.

Je me recouchai et, cette fois, le sommeil m’obéit presque tout de suite.

Je fis un rêve dont le début me fut très agréable mais qui, peu à peu, m’envahit d’un sourd malaise… Je me trouvais dans une vaste salle de bal, en habit d’une autre époque, détendu et satisfait, au creux d’un fauteuil… Une belle jeune femme venait m’inviter, usant des sourires les plus charmeurs… Mais je refusais, impoli, restant assis alors que j’aurais dû me lever et lui accorder avec empressement la danse qu’elle me demandait… Elle, sans paraître le moins du monde choquée par mon attitude, riait alors d’une façon étrange, sur trois notes aiguës balancées de silences qui faisaient rythme… Me prenant ensuite par les mains, elle me tirait à elle… Je m’alourdissais… Mais sa douce force parvenait peu à peu à me soulever… Debout, j’éprouvais une sensation de nudité et une gêne soudaine m’obligeait à fuir… Je heurtai maladroitement un mur ou une porte fermée, je ne me rappelais pas… Je tombais, et des gens venaient me relever, en me plaignant… Leurs mains me soutenaient, et m’entraînaient hors du bal dans un parc frais sentant l’herbe coupée… On me conduisait à un puits et, là, soit par jeu, soit par méchanceté, on me poussait comme pour m’obliger à enjamber et sauter la margelle… Je résistais en me laissant choir à terre où, pris d’une brusque terreur, je m’appesantissais, refusant d’accomplir cet acte stupide… Et j’entendais à nouveau le rire strident de la jeune femme devenue invisible, mais auquel je portais désespérément toute mon attention, regrettant trop tard de ne pas m’être joint à elle…

Le froid du petit jour me réveilla.

Je me trouvais sur la terrasse de la tour, allongé à même le sol et frissonnant. Un brouillard gris recouvrait Guernipin, peu à peu doré par le soleil naissant.

L’instant de stupeur passé, je compris sans peine les raisons de ma présence à cet endroit. Aucun doute n’était possible : étouffant dans cette serre de grenier et avide de grand air, je m’étais levé à demi conscient, pour finir la nuit là.

Me penchant alors à un créneau, je découvris l’impressionnant à-pic de la tour, et, bouleversé, je réalisai quelle épouvantable chute j’avais risquée !

* * *

Cette nouvelle journée avec M. de la Tibaldière se passa aussi ardemment que celle de la veille. L’homme en savait tant et plus, que ce soit sur l’ambiguïté de l’onagre ou sur les migrations cycliques des phacochères, avec anecdotes et digressions biologiques à l’appui.

Nous déjeunâmes dans le parc, à l’ombre tiède d’un cèdre que le vent, un rien levé, cherchait vainement à dépeigner. La table était une longue dalle funéraire, prise au sol d’une abbaye voisine abandonnée, nous mangeâmes de bon appétit sur le ventre d’un sévère abbé, gravé raide.

Le soir venu, nous n’avions pas encore atteint le second étage où, à entendre M. de la Tibaldière brusquement survolté à cette évocation, se trouvaient les joyaux de sa collection : cœlacanthes, grands sauriens de Bornéo et autres survivants des époques antédiluviennes.

Aussi dînai-je encore à Guernipin, mais je réussis à échapper à la conférence, après le repas.

Connaissant les lieux, je montai seul me coucher, gardant cette fois la lampe. Et, redoutant un nouveau réveil sur la terrasse, si je laissais ouverte la porte qui donnait sur le couloir, je fermai solidement celle de la tour afin que semblable mésaventure ne m’arrivât pas à nouveau.

Me couchant, je commençai un livre ; mais, dès la troisième page, il me tomba des mains. Je soufflai la lampe et le sommeil me vint.

* * *

Cette fois la chaleur ne me tourmenta point, au contraire ! Je fus mêlé à un rêve d’abord léger… Je visitais seul Guernipin, découvrant par moi-même des salles nouvelles et étonnantes de variété… Je pouvais enfin toucher et prendre à ma guise, dans mes bras, des oiseaux au plumage doux et caressant… Oiseaux mystérieux, de formes inconnues qui, à mon contact, s’animaient et palpitaient… Ils étaient bientôt si nombreux autour de moi qu’en me heurtant ils parvenaient à me pousser et à me guider vers la liberté du parc où ils continuaient à m’entourer, silencieusement agissants… M. de la Tibaldière apparaissait alors au perron et, indigné, me criait de revenir avant que ne s’échappent à jamais les plus secrètes pièces de sa volière… La colère étranglait ses cris au point de les faire ressembler à ceux d’un crapaud-buffle… Mais, ne l’écoutant pas, je m’enfuyais soudain, cœur de cette grappe d’oiseaux rendus à la liberté auxquels j’obéissais, et qui m’entraînaient à perdre haleine… Je courais ainsi jusqu’à ressentir une violente oppression… Essoufflé, je me sentais peu à peu entravé dans ma course par des forces visqueuses qui me réveillèrent soudain.