Combien de temps étais-je resté, écrasé de fatigue, dans une grasse odeur de thym et de terre mouillée lorsque, soudain, ma jument se dressa, hennissant, s’agitant, inquiète comme si quelqu’un tournait autour de nous.
Sur ce point, je ne me trompais jamais : nous n’étions plus seuls.
Le vent était tombé, la nuit épaisse, la pluie devenue un léger voile de bruine. Qui se trouvait là, silencieux ? Un homme ? Plusieurs ? Cela me parut peu probable : ils se seraient fait connaître ou nous auraient déjà détroussés. Sans doute avions-nous attiré quelques bêtes… des loups, peut-être ?
Devant cette éventualité, je me redressai et saisis mon pistolet d’arçon. Mais, en touchant le canon, je le sentis plein d’eau. La poudre était mouillée, mon arme inutile.
La jument montrait un affolement croissant. Bientôt elle se mit à ruer dans mainte direction, comme menacée de plusieurs endroits à la fois et je dus m’éloigner tant elle frappait le vide, n’importe où, au risque de me briser un membre.
Alors, à mon tour, je fus envahi par une pénétrante sensation d’insécurité. « On » nous épiait à mal. Cela ne laissait aucun doute. Ma monture se défendait instinctivement contre cette sournoise agression qui parcourait également tout mon être. Oui, « On » devait nous fixer avec une intense et impitoyable volonté malfaisante.
Une menace plus précise, que je subis nettement, comme si le cercle de ceux qui nous entouraient allait se refermer sur nous, força ma jument à briser ses liens. Elle s’échappa et, chassé moi-même par l’hostilité grandissante, je m’enfuis, courant droit devant moi, m’éloignant aussi vite que possible de l’inexplicable danger.
Je me trouvai bientôt sur une hauteur et eus un cri de délivrance. Là-bas, une lumière scintillait, telle une étoile.
Je m’y précipitai, tombant plusieurs fois dans ma hâte, et arrivai à bout de souffle devant une réconfortante bâtisse dont la fenêtre éclairée m’avait guidé.
C’était une auberge. J’entrai.
Personne ne s’y trouvait. Seule l’odeur du temps pourrissait là, tenace et pernicieuse.
J’appelai, et tapai du poing sur une table bancale qui faillit s’effondrer sous mes coups. L’aubergiste devait être au cellier ou dans une des chambres de l’étage. Mais, malgré mon tapage, on ne se montra pas. J’étais seul, tressaillant d’attente, devant un âtre vide et inutilisé depuis très longtemps, à en juger par les toiles d’araignées qui bouchaient la cheminée. Quant à la longue chandelle, allumée depuis peu, et soudée à une étagère, sa présence, au lieu de me rassurer, me remplit plus d’inquiétude que si je n’avais trouvé en cet endroit que la nuit et l’abandon total.
Je cherchai un flacon d’eau-de-vie afin de me réconforter et chasser la crainte qui me retenait d’aller visiter les autres pièces de cette étrange auberge. Mais les bouteilles qui gisaient là, poussiéreuses, avaient depuis longtemps rendu l’âme. Toutes, de formes anciennes, étaient vides, les années assoiffées ayant effacé jusqu’aux traces des boissons qu’elles avaient contenues.
Tout était si singulier qu’attentif au moindre bruit, je me questionnai sur l’étrangeté des lieux. Du bois sec traînait. Je le rassemblai dans le foyer, sur un lit d’herbes sèches trouvées sans peine, et, frottant mon briquet épargné par la pluie, j’en tirai des flammes rassurantes.
Rencogné près de la cheminée, je me tendis à la chaleur, bien décidé à brûler le mobilier pour garder jusqu’à l’aube cette réconfortante compagnie. Les bouffées de résine me furent aussi revigorantes que des goulées d’alcool pur, mais, pensant à la perte de ma jument, mon esprit fut en tristesse et j’espérai alors sur son instinct de bête, pour me la ramener.
Tout à coup un insidieux frisson me traversa, semblable à celui ressenti dehors et qui m’avait chassé jusqu’ici. « On » se trouvait à nouveau là, tout proche !
Les murs avaient beau me protéger de trois côtés ; éclairé par le foyer craquant, j’étais visible et vulnérable. On pouvait m’atteindre de face, en tirant de loin, à plomb. Je me dressai, les muscles prêts à une nouvelle fuite.
Mais mon anxiété fit place à une vive angoisse qui m’oppressa jusqu’à m’étouffer. Maintenant « On » entourait l’auberge et, impitoyables dans leurs mystérieux desseins, d’invisibles regards, que je percevais, me fixaient par la fenêtre sans volet. « On » était attentif à ma personne et cela avec une telle violence que je suais, subitement terrifié.
Je me retins de hurler, d’appeler un improbable secours afin de ne pas déclencher ce que je devinais prêt à me foudroyer.
Pourtant, rien ne battait dans la salle que mon cœur, et ne craquait que les braises ! J’y étais seul, la porte fermée. Pour m’approcher, il fallait d’abord l’ouvrir. Et, si l’on surgissait des deux autres du fond, on devait, avant de parvenir jusqu’à moi, traverser toute la pièce et, enfin, se montrer. Cependant, cette logique ne m’apaisa nullement parce que, de plus en plus, je ressentais non une réalité tangible, mais l’impression d’un fluide mortel.
Alors, les pieds d’un banc tout proche crissèrent.
Je lâchai un cri d’effroi qui me jeta hors de ma retraite. Debout, mon esprit épouvanté, je balayai le vide à furieux coups de tisonnier, frappant avec rage l’Ennemi qui, à présent, devait se tenir devant moi, horriblement invulnérable.
Et, soudain, je me sentis poussé par une force irrésistible. Mon dos heurta violemment le mur. Une atroce douleur pénétra en moi.
Je m’écroulai et, avant de m’évanouir, j’eus le temps de comprendre que je venais d’être lâchement poignardé par-derrière.
II
Lorsque je repris conscience, je me trouvais allongé sur la terre battue, au milieu de mon sang qui s’étalait en une large flaque. Penché sur moi, un homme me regardait, le visage hagard, masque blême où naissait un désespoir grandissant qui gagna bientôt tous ses traits.
Je me redressai pour le fuir et me levai si aisément que j’en fus stupéfait ! Je ne ressentais aucune souffrance, mais, touchant mon dos, j’y découvris une profonde plaie.
Elle était insensible et, malgré la perte de mon sang, je n’eus aucune faiblesse. Je vivais encore, l’esprit vif, les muscles prêts à l’action. Mais je ne pus m’éloigner.
L’homme restait devant moi. Sa robe de bure, volée sans doute à un moine, ne trompait pas sur son allure de scélérat.
Je regardai sa main.
Nul poignard ! Mais, en suivant son regard qui allait souvent au mur, je vis, dépassant là, un long clou de charpentier, aigu comme une alêne, et je compris que c’était lui qui venait de me blesser. Il n’avait eu qu’à me pousser.
Le dévisageant alors pour tenter de lire les secrètes raisons de son acte, j’eus un sursaut d’horreur… Ouvert d’une oreille à l’autre, il était égorgé ! Une infâme plaie durcie lui mettait au cou un épais bourrelet de sang, noir et figé !
À cet instant des rires atroces se multiplièrent derrière moi. Je fis volte-face.
La salle était pleine d’hommes, lourdement assis sur les bancs, accoudés sur les tables au milieu des bouteilles vides, toujours couchées. Ils se turent enfin et l’un d’eux, d’une voix sourde mais admirative, s’adressa à l’égorgé :
— Tu t’es fait un beau mort !
L’interpellé eut une attitude consternée et dit, d’une voix saccadée :