Repartant à leur suite, je les appelai à grands cris et, les ayant rattrapés, je voulus saisir de force la bride d’un des chevaux qui recula, affolé. Je hurlai mon nom aux deux hommes en leur montrant l’auberge, ce panier d’assassins haineux et impunissables, décidés à tous les forfaits. Je leur avouai mon propre crime, les suppliant d’alerter le pays, habitants et voyageurs ; de les mettre en garde contre la mort impitoyable qui était prêchée en cet endroit.
Cherchant à calmer leurs bêtes, ils se parlèrent entre eux d’une voix troublée. Et j’entendis qu’ils se demandaient pourquoi leurs chevaux se comportaient ainsi chaque fois qu’ils passaient par là ; là et pas ailleurs où, pourtant, les mouches et les taons plus nombreux, pouvaient justifier leur agitation.
— Sans doute, dit l’un d’eux en montrant notre auberge, sans doute cette ruine hantée, que tout le monde évite, est-elle une bauge de bêtes malfaisantes… Entre eux, les animaux se devinent mieux que nous ne nous devinons nous-mêmes, et, pour ma part, ici, je ressens toujours un malaise.
— Allons, reconnut l’autre gendarme, quittons cet endroit où tant d’accidents et de crimes sont restés inexpliqués…
Alors, saisi d’un désespoir atroce, le visage baigné de larmes, le cœur déchiré, je compris que j’étais à jamais damné et je m’écroulai devant ces hommes.
Éperonnés, les chevaux partirent au galop. Ils me piétinèrent et traversèrent mon néant… Dieu ou Diable, ami ou ennemi, dites-moi au moins si le Jugement Dernier sera encore long à venir…
Témoignage
Cette angoisse que je m’avoue
par Marcel Allain
Deux heures du matin !… J’écris cette note que, lecture achevée, j’ai coutume de glisser entre les pages de tout livre qui m’a plu… Mais j’hésite.
Une fois encore, il me semble que les mots dont je dois me servir sont usés. Il m’en faudrait de neufs, de spécifiques. Où les trouver ? – Le peintre, en mélangeant les couleurs de sa palette, crée la nuance qui satisfait son besoin d’expression. L’écrivain n’a pas pareille ressource. Il faut se contenter, toujours, du même vocabulaire. Et il est si pauvre, ce vocabulaire usagé, quand il s’agit d’exprimer, d’expliquer, des sentiments, voire de confuses impressions…
Tout, pourtant, est tranquille autour de moi. De l’autre côté de mes fenêtres closes, une nuit de dense obscurité tend son rideau de velours. Pas un bruit. Pourquoi ne dirai-je pas l’angoisse qui est la mienne, l’angoisse qui est née de ma lecture de ce soir ? J’ai devant moi le dernier livre de Claude Seignolle. Je viens d’en tourner les pages… et je réfléchis, frissonnant.
…Oh ! vraiment, je sais, de belle date, qu’un destin humain se débat entre deux incertitudes certaines !
Notre naissance, notre mort sont des « inconnues ». Si la Science dresse le constat physiologique de ces moments, elle n’en tente aucune explication. D’où vient la Vie de l’homme qui naît ? Où s’en va-t-elle quand il meurt ? Ces deux questions sont « valables » comme il s’écrit, de nos jours. Puisque rien ne se crée, que rien ne s’anéantit, que, seulement, tout se transforme les deux problèmes majeurs en découlent. Mais ils sont admis de tous, tolérés par nos résignations. Ils ne sauraient donc engendrer ce malaise surprenant, à goût nouveau, attirant comme un abîme, que la lecture de Claude Seignolle a mis en moi ?
Ne serait-ce pas qu’entre ces deux inconnues – naissance et mort – l’écrivain, logique en son audace, en a posé une troisième, en faisant intervenir le facteur « temps » ? En nous rendant perceptible, pendant notre vie, ce monde redoutable que notre pensée ose à peine soupçonner et qui, cependant, nous les pressentons presque, côtoie notre monde quotidien ? J’entends et veux parler de cet Univers où s’agite le Malin, où grouillent les effarantes incarnations du Mal, du Galoup, des SS loups-garous, aux Larves, aux Influences, aux Sorts ?
« Récits maléfiques », « Récits cruels » dit Seignolle. Peut-être ! Mais, plus encore, évocations révélatrices du Peuple des Ténèbres. Il n’est que de les lire, ces récits, pour sentir – comme je le sens, ce soir – tout ce que l’invisible peut ou doit enclore de Démons, de Désincarnés, de Revenants, de Ceux qui sont en n’étant pas… en n’étant plus !…
Point de scepticisme, alors, car ici, nul dogme n’est à combattre ! Pas davantage de croyance, car il n’est proclamé nulle Révélation sainte, nul Évangile sacré ! Non ! Ne suffit-il pas qu’il y ait, impossible à nier, ce malaise que je m’avoue ?
Elles sont cependant, ces histoires étranges, écrites d’un style clair, limpide, délicieusement français, et les images y abondent, qui éclaboussent les phrases de clartés jolies.
Et puis, je connais Claude Seignolle ! Je me flatte d’être son ami. Je sais sa poignée de main cordiale, franche, solide. Alors, une fois de plus, d’où vient ce malaise que distillent ces livres, et qui leur donne, je le répète, l’hallucinant et passionnant vertige des abîmes qui attirent ?
D’où ? Peut-être du « suspense » que, diaboliquement, Seignolle dose de pages en pages ? De la qualité rare de ce suspense qui n’est pas celui du simple roman policier, car il se fonde sur l’ignorance de notre condition humaine, car il se bâtit sur nos curiosités, sur nos aspirations profondes ? C’est possible…
… Et cependant, quand j’évoque la silhouette de cet Ami que j’aime autant que j’admire son Œuvre, quand ma pensée me montre ce garçon qui est la vie même, quand je songe à son rire si chaud, à sa voix si timbrée, quand le souvenir de l’Homme efface les mérites de l’Auteur, quand je mesure, nettement, ce qui semble opposer celui-ci à celui-là, le mystère de cette contradiction m’apparaît soudain facile à expliquer…
À expliquer d’un mot : le talent – un grand talent.