Maintenant c’est tous les jours que je veux la voir, avec sa peau blanche et ses yeux aimants. Si elle était là je lui en dirais, des mots ! Et, à penser comme ça, j’ai un grand désir d’elle.
— Yvon Paranthoën… Yvon Paranthoën, crie soudain une voix joyeuse dans le bruit de la batteuse.
Mais c’est Catherine ! Et elle a mis sa coiffe des jours de fête ! Elle s’avance près du puits. J’en ris, j’en chanterais de plaisir.
Par saint Guénolé, ce serait pas des fois qu’elle aurait fléchi ce sanglier de Cornic ! Ça m’en a tout l’air, et je suis si content que je reste là, raidi par le bonheur. Ce qui ne m’empêche pas de lui crier ma joie.
— C’est toi ! c’est toi ma Catherine ! Viens vite me dire.
Elle s’est arrêtée pas loin et me sourit à n’y pas croire. Je comprends : ça y est, son père me veut bien.
Je lui fais signe de venir plus près.
— Approche, ma Catel… approche. Tu vois, je suis prêt pour toi.
— Dis donc, Yvon ! me jette moqueusement Ludo Guillermic, à côté de moi… voilà que tu causes tout seul, à présent !
Alors, comme je sais que lui aussi la désire, je fais un brusque geste pour éloigner ce jaloux.
… Mais !… mais qui donc attrape ma chemise et nie tire de force vers la grande roue de fonte ?… Oh !… la courroie ! C’est la courroie !…
— Arrêtez-la… Arrêtez… Arr…
Minnah l’Étoile
Minnah fut ma petite fiancée juive des années 30. Minnah Fingerhut… fingerhut… chapeau du doigt… « Minnah dé à coudre », riche d’expériences plusieurs fois millénaires, de siècles d’errance en Europe centrale, et, tel cet oiseau de printemps, atteinte de la malédiction des nids impossibles.
Minnah, bien mieux armée d’épreuves que moi, le goye épargné, respecté et sulfaté contre les pogroms.
Les impitoyables répétitions de la Grande Dramatique nazie, déjà terrible dans ses répliques d’alors, venaient de décider sa famille à fuir une petite ville des environs de Leipzig.
Je connus Minnah dès son arrivée à Paris, curieuse de cette nouvelle étape vers l’inconnu et radieuse de ses dix-sept ans. Elle était encore fidèle à une de ces exotiques robes-tabliers au goût saxon, mi-paysanne mi-citadine, jonchée de fleurs inventées, prises à la machine à broder comme à un champ de graminées fantasques.
Ma petite âme sœur posait l’énigme de son physique qui était du plus aryen. Minnah, la juive, aurait pu berner l’œil averti d’un sévère jury nazi et détrôner sur leur propre terrain quelques reines de beauté germaniques.
Ses cheveux blonds avoine, brassés et gaillardement coupés juste à la limite de la féminité ; ses yeux pervenche et sa taille élancée, servie par des gestes harmonieux, sans hâte et souples à lui croire un corps de liane, me faisait paraître, moi, son Seigneur amoureux, bien quelconque et ne servait pas nos prétentions raciales.
Je lui appris patiemment le français, choisissant les mots qui rapprochent deux êtres, mots que je tissai en manière de toile à la garder d’amour et dont je restai autant captif qu’elle, insecte d’homme attrapé à mon propre piège.
Je lui appris également la confiance, ma main dans la sienne et mon bras autour de sa taille. Mes baisers aussi.
Combien de fois depuis, spectateur de mon adolescence enfuie, suis-je retourné au comptoir du Palais de la Fleur, cet étroit bistrot du carrefour Rambuteau-Beaubourg, boire une liqueur pour sucrer mes lèvres amères pendant que mon regard replaçait Minnah sur cette banquette, là-bas, dans ce coin où la moleskine trop neuve voulait faire mentir mes souvenirs !
Ah ! les petits cris de Minnah, rires et refus me repoussant, qu’elle chantait lorsque je cherchais à l’embrasser… et ce soupir d’aise lorsque, y parvenant, je la sentais s’abandonner !
Déjà, j’aimais chercher l’étrange et l’angoisse dans ce quartier craquelé tel le vernis d’un Rembrandt et je connaissais des rues à faire peur où je m’enivrais de souffles noirs.
Mais, au plus sombre des nuits où je l’entraînais, jamais Minnah n’éprouvait la moindre soûlerie d’inquiétude.
Elle sautait des marelles d’indifférence entre les clochards inertes et figurant la mort ; elle me devançait dans les couloirs menaçants qui s’ouvraient sur des au-delà où j’hésitais à pénétrer ; ou éclatait de sérénité au beau milieu des silences gémissants venus de l’enfer du Temps et, toujours, souriait de mes jeux d’âme.
Ah, comme j’aurais aimé la sentir palpiter aux menaces de l’inconnu, effrayée à me demander secours et, moi, enfin, la protéger !
Une nuit, je la tentai au jardin de Cluny, et aux Thermes de Julien. Les vestiges gallo-romains étaient alors fouillés et grattés jusqu’en leurs racines par les archéologues heureux de cette aubaine de ruines.
J’avais lu que certaines caves médiévales de l’ancienne rue de la Harpe venaient ainsi d’être découvertes aux flancs des Thermes. Entre autres, celle d’une gargote à gibelottes réputée, si on en jugeait par l’amoncellement de crânes, non de lapins mais de… chats qui dégorgeaient d’un puits intérieur. Spectacle cruel, capable, espérais-je, d’émouvoir enfin Minnah, ma féline.
Vers trois heures du matin, après avoir escaladé la grille facile du côté Saint-Germain, nous nous trouvâmes sur les lieux de ma surprise. Je jouais les audacieux venant se jeter dans les griffes du risque. Minnah se tenait à côté de moi, docile, et ma lampe de poche, cherchant la cave aux chats morts en civet, rencontrait ses fins pieds nus si réconfortants de vie qu’ils nuisaient à l’atmosphère que je souhaitais – ce détail me revient nettement aujourd’hui : elle avait donc pris soin de se déchausser pour ne pas faire de bruit, comme pour mieux surprendre le mystère que je lui proposais ?
Enfin, je trouvai l’excavation, y sautai, avalant aussitôt une rude goulée d’air âcre. Puis j’aidai Minnah à me rejoindre.
Elle poussa alors un léger cri, hélas non de peur mais de douleur, son genou ayant heurté un moellon aigu.
Les petits crânes intacts, seuls restes du mensonge fait au ventre des Villon de jadis, jonchaient le sol. Les archéologues avaient commencé à les retirer du puits et à les brosser, les étalant, les alignant dans une parade sinistre.
L’effet était des plus macabres car le jet de ma lampe, passant sur les orbites vides, y agitait de brefs battements d’opaques yeux, noirs et menaçants ; jeux d’ombres perfides qui m’étreignirent mais n’émurent point Minnah, seulement désireuse d’emporter quelques-uns de ces vestiges…
Mes efforts pour l’initier étant vains une fois encore, j’eus hâte de partir, (dans la crainte) qu’on ne nous surprît là en flagrant délit de vol avec effraction.
Je la reconduisais chez elle, rue Chapon, en prenant par la Beaubourg, lorsque, au seuil de la rue du Maure qui montre entre quelques immeubles récents ses tripes de bâtisses anciennes et lépreuses, Minnah s’arrêta soudain, pétrifiée et clouée au sol. Elle me serra violemment le bras, tremblante de terreur.
Comme je savais qu’à cet endroit rien ne pouvait l’effrayer à ce point, je me moquais de sa peur, lui disant que je ne comprenais pas ses réactions : où il fallait craindre, elle riait ; et où elle pouvait rire voilà qu’elle tremblait !