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Mais elle était si bouleversée que, pour la rassurer, je la tirai vite sous l’éclairage d’un réverbère.

Là, elle se jeta dans mes bras et, toujours frissonnante d’effroi, réussit à me dire qu’elle venait d’avoir jusqu’à la douleur une vision atroce… Une bête hideuse s’était un instant montrée au bord d’un gouffre d’épouvante où elle menaçait de l’entraîner pour l’y anéantir…

Oui, elle eut ces mots et les répéta sans cesse avec tant de conviction pendant que nous nous enfuyions, qu’à mon tour je fus échardé de peur.

* * *

Par la suite, nous ne repassâmes plus là, même de jour. Mais souvent, cruel à mon insu, je me risquai à lui en demander plus sur l’incompréhensible aventure.

Alors ce souvenir la faisait blêmir au point de flétrir sa peau, si douce… si douce…

Je la questionnai jusqu’à ce jour où ses larmes jaillirent, poussées par tant de désespoir, que je crus souffrir toute sa souffrance et ne lui en parlai jamais plus.

De cette nuit, Minnah fut autre. Son regard, souvent absent, semblait vieillir, vieillir dans un visage encore enfant.

* * *

Je ne sus la vérité que longtemps après, une fois l’ère des Meurtriers achevée, en revenant trop tard de leur pays souillé…

Trop tard pour sauver Minnah qui, frappée à la poitrine d’une étoile juive, comme elle m’avait au même endroit marqué d’une étoile d’amour, sut longtemps échapper aux polices nazies qui traquaient les germes d’Israël.

Mais un soir, dans une nouvelle fuite nocturne et éperdue, elle fut happée par son destin.

Elle passa devant la gueule de la rue du Maure où se cachait une patrouille de soldats allemands.

Au bruit de sa course, l’un d’eux dirigea sa torche sur elle et, d’un éclair, atteignit juste l’étoile accusatrice.

* * *

Ainsi, cette immense peur qu’enfant inconscient je lui avais souhaitée afin de l’en défendre, l’avait peu à peu engloutie dans une horrible tragédie souterraine à nos jeux.

Minnah, ma petite fiancée des années 30, qui fut jetée aux galères nazies et y succomba après Dieu sait quels tourments !

Minnah l’Étoile… Minnah !

Le retour à Tiburiac

I

Même, lorsqu’au zénith de l’été le soleil pénétrait de sa sève de lumière nos épaisses chênaies quercynoises, Tiburiac, pris dans l’ombre abrupte des falaises, refusait les rudes bienfaits de sa jouvente chaleur.

Statique monstre de pierres vieilles, tassé sur un périlleux rocher, indifférent à la Dordogne, qui pourtant lui faisait un siège patient et millénaire en creusant le roc avec le dessein d’écrouler ce nid d’hommes, l’orgueilleux château de mes grands-parents avait un cœur de glace.

Accroupi entre ses quatre tours d’angle, il montrait les dents d’un inutile appareil guerrier fait de créneaux, de poternes et de meurtrières, tous fendus ou éclatés par les boulets.

Fort heureusement, le lierre, en jetant sur lui la minutieuse armure de son filet végétal, cachait la lèpre de ses flancs rompus et, peut-être, le maintenait debout.

Ajoutez à l’abandon de Tiburiac, son éloignement des grandes routes actuelles, lui qui, autrefois, avait épuisé l’ardeur du Sarrasin et de l’Anglais, et pris dîme et contredîme à tout ce qui passait dans la vallée, sur ce pont de la chaussée royale, à ses pieds, seul lien entre les villes voisines mais qui n’était plus maintenant qu’arche effondrée et culées touffues de chardons.

Pourtant, Tiburiac, vaincu par les paisibles temps nouveaux, ne s’était nullement amendé dans sa retraite forcée, et gardait farouchement, en ses tréfonds, un passé toujours captif.

Les entrailles de ce profiteur de siècles regorgeaient d’ombres, de fluides et d’effluences qui étaient les sourdes palpitations et la fugace haleine des époques dites mortes, attendant au cachot leur improbable délivrance.

Hormis mes grands-parents, attentifs à chasser l’ortie et les reptiles loin de Tiburiac, à défaut de pouvoir en recoudre les fissures, j’étais le seul de notre famille à choyer comme un vieux dogue grognon et perclus, ce redoutable ancêtre de pierres car mes cousines de Bordeaux n’auraient jamais consenti à y séjourner, même une seule nuit.

Et, peut-être, l’aurais-je également trouvé inquiétant et hargneux si, tant par affection pour les lieux que pour les deux vieillards confits dans leurs traditionnelles habitudes, je ne m’y étais apprivoisé en venant là aux vacances de mon enfance.

J’en connaissais chaque souterrain, chaque cave, chaque oubliette ; tout le labyrinthe rempli d’impalpables présences, multiples et furieuses, dont j’écoutais les hurlements confus et les sanglots imprécis : échos de tortures et de cruautés d’antan qui me remplissaient d’un ineffable plaisir ; telles aussi ces plaintes d’emmurés qui me suppliaient vainement derrière un ciment couvert de mousses vénéneuses.

Sans doute était-ce à cause de cela qu’on disait Tiburiac hanté, donc néfaste ! Mais, à vrai dire, je crois que c’était moi qui hantais la tranquillité de ses fantômes.

II

À part les soins qu’elle apportait, aidée par le couple de gardiens, à cette exigeante bâtisse faite pour donner du travail à de nombreux domestiques, grand-mère Jeanne n’avait de regard et de vie que pour Césaire, mon grand-père, sauvage et dur au point d’être surnommé le « Templier ». Mais, conscient du spectacle qu’il lui donnait, il n’était pour elle qu’inventions et attentions malgré sa rigueur de caractère et ses soixante-dix ans passés, lui tissant encore de longs poèmes, naïfs mais fleuris, offerts sur parchemin avec le déjeuner du matin qu’il lui montait ponctuellement à huit heures depuis un demi-siècle.

— Jeanne est mon garant de bonheur, reconnaissait-il souvent, alors que ses lèvres sévères n’étaient pas faites pour dire des mots doux. Et il appuyait sa lourde main, un rien attendrie, sur ma frêle épaule d’adolescent.

Mais, parfois, il ajoutait, amer :

— Sans elle, ma vie serait atroce… C’est mon armure, elle me préserve… Tu sauras un jour…

Et ses doigts, comme gantés de fer, serraient à me broyer.

Dans ces moments-là, son visage prenait la pâleur d’une angoisse que je ne pouvais alors comprendre ; et ses yeux, pourtant vifs, s’assombrissaient.

— Mon pauvre petit ! s’apitoyait-il, à croire que j’étais à plaindre.

» … Mon pauvre, je te souhaite de trouver vite une Jeanne, comme chacun de nos ancêtres qui l’ont cherchée et épousée avant que cette autre femme…

Là, il s’arrêtait, mais je sentais qu’il aurait voulu me révéler ce qui le tourmentait et me parler de cette autre. Seulement ce devait être encore trop incompréhensible à ma jeunesse pour qu’il le jugeât nécessaire.

— Ah ! si tu étais une fille ! me plaignait-il.

Mais, je me sentais très heureux et même fier d’être un garçon, surtout le seul mâle des Chaudrillac vivants.

Et, ne cherchant pas à en savoir plus, j’échappai à son étreinte.

III

Je n’en appris davantage qu’après une nuit de juin harcelé par les feux de joie des bergers, sur les hauteurs environnantes, que je contemplais de la terrasse, à l’aube de mes seize ans, car je suis né quand s’éteignaient les dernières braises d’une Saint-Jean.

Ce matin-là, Césaire, estimant sans doute que jusqu’ici, il avait laissé Tiburiac à ma jeune curiosité comme un os trop gros pour un chiot impatient, décida de me révéler le « Trou aux Huguenots », ignoré de moi jusqu’alors.