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Chandelles en main, nous descendîmes au plus bas de Tiburiac en des lieux jamais visités, tapissés d’une poussière si légère qu’elle ressemblait à du talc répandu par les siècles afin d’entretenir la souplesse du passé.

À la fois curieux et anxieux, je suivis mon grand-père sous une basse voûte qui faisait joug à sa hauteur et le ployait presque en équerre.

Nous arrivâmes dans une cave circulaire. En son centre, du sol dépassait une mince dalle. Grand-père la souleva et, dégagea un orifice béant.

Je m’agenouillai avec lui et me penchai vers un néant tiède. On ne distinguait rien, mais le souffle qui montait avait cette odeur de rots de terre qui vous émeut l’odorat lorsqu’on rouvre une grotte sépulcrale close depuis des siècles.

Césaire avait apporté quelques gazettes qu’il mit en torches, les allumant puis les jetant une à une dans l’oubliette. Elles planèrent, me révélant la forme circulaire des murs intérieurs, amples telle une immense jarre encastrée. En touchant le sol, elles éclairèrent brièvement une jonchée d’étoffes, ternes comme des sacs de mauvais jute, d’où jaillissaient des os rompus et grattés à blanc par le temps vorace. Des crânes, visiblement décapités, jetés çà et là, nous grimacèrent tant de haine après la colère de leur brusque réveil que je n’aurais pas été surpris de les entendre hurler damnation.

Penchés sur cette tombe ouverte, son visage cireux animé par la flamme de nos chandelles, grand-père resta longtemps sans répondre à mes questions.

Enfin, il parla et raconta avec une telle ardeur que, fasciné, mon sang battant à mes tempes, je participais alors à l’incroyable histoire qu’il puisait là, à sa source ; noircissant par des images précises le drame qui s’y était déroulé ; évoquant ces temps cruels où Dieu, impuissant et atterré, voyait ses fidèles se déchirer à mort, en des luttes acharnées où chacun évoquait son Nom comme raison de son fanatisme.

Cette poignée de Huguenots, hommes et femmes, qui avait assiégé Tiburiac alors sous la féroce autorité d’Alban de Chaudrillac, voulait affirmer son droit par la prise de ce fief catholique. Le sang ne les attirait pas et, de voir leur oriflamme flotter à une tour du château, leur eût suffi.

Mais Alban eut recours à la ruse et fit croire en son impuissance. Il voulait l’adversaire pris à ses filets.

Les Huguenots sans méfiance pénétrèrent en Tiburiac par son pont-levis entrebaissé et, grisés par cette réussite, crurent à leur seule adresse de stratège. Mais ils se trouvèrent soudain enfermés dans cette nasse de pierres : la cour du château aux fenêtres subitement hérissées de guerriers, armes pointées vers eux.

Prisonniers, ils acceptèrent leur sort avec dignité et s’apprêtèrent à subir la tristesse des cachots ; mais, Alban leur fit supplice sans attendre, les torturant de ses propres mains, les uns après les autres aux yeux de tous, avant de les décapiter à la hache, tout comme il eût frappé un parchemin de son sceau. Magnanime avec la plus jeune, il ne lui laissa la vie que contre une rançon de plaisir.

Mais cette Huguenote, belle et fière, était armée d’une force cachée. Dérouté, subjugué, Alban de Chaudrillac faiblit d’amour.

Elle, dévorée par son désir de vengeance et voulant planter à sa façon l’oriflamme des siens à la tour du château, demanda mariage, afin de vouer à jamais l’âme du catholique aux flammes éternelles.

Éperdu de passion, Alban accepta, mais une chute malheureuse mit terme, avant cette union, à sa tyrannique existence.

Alors, délivrée, mais désespérée d’être frustrée de sa vengeance, la Huguenote, par d’infaillibles pouvoirs occultes, frappa la descendance des Chaudrillac d’une irrémédiable malédiction.

Aussi, les générations qui se succédèrent à Tiburiac la virent revenir auprès des mâles, célibataires ou veufs, afin d’obtenir d’eux, par le mariage, l’accomplissement de sa haine et l’achèvement de son interminable errance.

* * *

Lorsque, bouleversé par son récit, Césaire eut terminé sur un violent :

— Ah ! pourquoi l’a-t-il épargnée celle-là ! il enflamma et jeta rageusement la dernière torche de papier dans l’oubliette.

La clarté fouilla une fois encore la masse d’étoffes flétries, bourrée d’os et gardée par des voiles d’araignées fossilisées.

Alors je compris qu’à mon âge, Césaire, lui aussi amené là par son père, ou son grand-père, avait semblablement appris cette légende, sorte d’initiation au merveilleux familial, et j’espérais avoir répondu par mon silence ému à son attente, souhaitant déjà que mes propres enfants l’acceptassent plus tard avec le même sentiment. Eux me laissant alors la pleine joie de leur transmettre cette flamme à notre blason et, peut-être, la méfiance envers toutes les femmes, ainsi que le moyen de briser la malédiction par un pur amour.

Heureux de l’émotion que je montrais et, je crois bien, satisfait de voir que je prenais ce drame au sérieux, grand-père se releva, me saisit aux épaules et, sur un vigoureux échange d’étreintes, telles celles d’un pacte, me dit d’une voix troublée :

— À présent, petit, te voilà devenu un homme averti et fort… Quant à moi, mon âme est à jamais apaisée.

Dieu sait combien, à cet instant, il me parut grave et sincère !

Mais, quand on a seize ans, les femmes sont un rêve tellement impalpable et on les connaît si peu que cette histoire ne laissa à mon cœur et à mon esprit que le regret des temps perdus où la vie éclatait en haine, en violence et en passion.

IV

Je n’étais pas revenu à Tiburiac depuis des années et préparais un diplôme en germanistique à Heidelberg, lorsqu’au début d’un automne propice au tragique, la Mort, subitement désireuse de Jeanne, vint la chercher avec l’aide sournoise d’une angine de poitrine.

À cette nouvelle, mon esprit n’évoqua pas immédiatement le visage éteint et glacé de grand-mère, mais, avant tout, celui de Césaire au supplice de séparation. Je l’imaginais prostré sur la couche mortuaire et ne voulant plus lâcher les mains à présent inertes qu’il avait si souvent tenues.

Je me trompais. Les choses ne se passèrent pas ainsi, et Martial, le garde, qui me les rapporta par la suite, expliqua le comportement de son maître par la folie d’un trop grand désespoir.

À peine grand-mère, le souffle éteint par une ultime syncope, fut-elle rendue à Dieu que Césaire l’abandonna en chancelant. Jurant par Dieu et diable, il ordonna qu’on fermât la grille du parc, pendant que lui-même s’acharnait vainement à relever le pont-levis. Mais les gonds rouillés lui refusèrent toute manœuvre.

S’armant alors de son meilleur fusil, il s’enferma dans la chambre de guet et se posta à la meurtrière, aussi violent de regards que de gestes, comme s’il attendait là son pire ennemi.

En quelques minutes, il fut le « Templier » redouté. À tel point que Martial et sa femme durent fuir Tiburiac et aller informer les autorités du village de la subite démence de leur maître.

Lorsque, après des heures d’hésitations, celles-ci montèrent au château, un tel silence les accueillit, à l’encontre de ce qu’elles attendaient, que, rassurées, elles mirent en doute les propos de Martial.

Mais, en découvrant Césaire, allongé, raide, dans la chambre de guet, fusil sous le menton, tête criblée par de féroces grenailles, tous prirent peur et laissèrent les deux morts à leur étrange drame.

Je n’arrivai que pour m’agenouiller bouleversé sur la dalle de leur tombe, refermée.