Le problème de la succession fut aisément tranché. Mes parentes, ne voulant pas du château, se montrèrent conciliantes et je pus les désintéresser, tout en restant encore dans une enviable aisance.
Ainsi, abandonnant mes voyages littéraires, que je pouvais aussi bien poursuivre dans ce cadre favorable à la méditation, m’unissais-je de vie et d’âme à Tiburiac.
V
J’avais vingt-cinq ans. Je parcourus mon bien avec l’œil d’un propriétaire qui se veut à l’unisson de son époque. Et je dus reconnaître que si Tiburiac avait embelli mon enfance, il se révéla si vétuste que je me demandai comment il avait pu rester palais à ma mémoire.
Pendant deux mois, il fut un chantier qui, sans doute, dut me valoir dans la région un surnom plus aimable que n’avait été celui de « Templier » donné craintivement à mon grand-père.
À belle demeure, amis faciles. Mes rapports avec les châtelains du voisinage s’établirent aussitôt. Je reçus, et très vite, l’aide de Martial et de sa femme, aide insuffisante aux nouvelles exigences de Tiburiac. J’engageai un maître d’hôtel ; une cuisinière dont les rondeurs se portaient garantes de son art ; et, pour les autres soins, une jeune chambrière que je choisis farouche afin de ne point tenter un de mes visiteurs, car il fut bientôt reconnu que tout ce qui était de mon château valait merveille.
À Noël, Tiburiac ronronna de bûches et de joie, d’abord pour Jésus ; ensuite, et bien plus, pour la résurrection de cette solide ruine que d’aucun avaient crue enterrée en même temps que Jeanne et Césaire.
Je suis un mauvais danseur, aussi laissai-je les danses à ceux qui n’ont pas d’autres moyens pour se griser mais mon refus peina quelques demoiselles qui, guidées par leurs parents attentifs, voyaient en moi un parti idéal.
Au milieu de la nuit, comme je m’étais retiré dans la bibliothèque, le souvenir de Césaire s’imposa à mon esprit et il me sembla entendre à nouveau ses paroles passionnées, prononcées jadis : « Mon pauvre, je te souhaite de trouver vite une Jeanne comme chacun de nos ancêtres qui l’ont cherchée et épousée avant que…» Ému, désemparé, je n’eus plus qu’un désir, m’isoler et, malgré les lois de la bienséance, laissant mes invités à leur plaisir, je montai discrètement à ma chambre.
Une gerbe de bougies éclairait la pièce où la jeune chambrière s’affairait à préparer mon lit.
Cette fille dégageait-elle un charme jusqu’ici tenu secret, ou tout simplement, me fallait-il un apaisement ? Toujours fut-il que, m’étant assis, las, dans le fauteuil de chevet, je la dévisageai avec intérêt comme jamais encore je ne m’y étais surpris.
Pour la première fois, elle me fut agréable au regard. J’appréciai sa gravité de brune, lui découvrant une perfection de traits jointe à une secrète ardeur de caractère qui valait toutes les faciles désinvoltures d’autres jeunes femmes, seulement belles de rires.
Je m’empressai pour l’aider à déplacer le lourd chandelier. Ma main se posa sur la sienne. Elle resta là, face à moi, si visiblement surprise que son souffle souleva le doux renflement de son corsage et tendit l’étoffe au rythme d’un émoi qui, pensai-je alors, devait être autre que la simple surprise de mon geste.
Elle m’attirait par une force si étrange et je voyais dans ses yeux noirs une telle beauté d’âme que je dus maîtriser mon émotion.
Elle reprit sa tâche et je n’osai plus m’imposer, ni l’interrompre, la regardant se déplacer, heureux de l’avoir à mon service.
Je l’aurais longtemps encore suivie de mes regards attentifs, espérant ainsi renverser la barrière de nos rangs respectifs pour qu’elle vienne à moi, mais elle sortit et je restai seul, embrasé par une sensation nouvelle.
VI
Le lendemain, je la retrouvai à ses occupations, si lointaine que je n’osai lui avouer la fièvre qu’elle avait mise en moi. Et même si je lui avais parlé, m’aurait-elle écouté ?
Je multipliais les occasions de la croiser, dans les couloirs ou à l’office, partout où elle s’affairait, grave, parfois triste. Mais son indifférence, au lieu de me décourager me ramenait sans cesse à elle.
Et bientôt, je ne pus me passer de sa présence, tremblant qu’elle ne me quittât, lasse d’un maître qui était l’ombre de chacun de ses mouvements.
Pourtant, une nuit…
J’étais parti à Souillac pour la journée ; au retour, ma voiture versa dans un fossé ; le cheval se brisa une patte et je dus attendre un autre attelage pour revenir à Tiburiac.
À minuit, après une route difficile, j’approchais du château et je voyais, de loin, ma chambre éclairée alors que toutes les autres fenêtres se perdaient dans le noir.
Cette lumière, là-bas, prouvait qu’on m’attendait au plus intime de ma demeure. Ce ne pouvait être qu’Elle, désirant me guider ainsi.
Arrivé dans la cour, où personne ne se trouvait, je sautai de ma voiture et me hâtai vers ma chambre. Mais, avant d’ouvrir la porte fermée, craignant le ridicule d’une précipitation peut-être injustifiée, je remis de l’ordre dans mon souffle.
J’entrai et je ressentis tout de suite cette douleur de déception qui vous étreint lorsque le cadre que vous croyiez plein d’une présence se montre impitoyablement vide.
Volé de la joie que j’avais escomptée, j’allai vers mon lit pour m’y jeter aussi tristement qu’on se laisse aller au vide pour y trouver l’oubli.
Je la vis alors, assise à l’écart de la lumière et prise par l’ombre.
Elle ne se leva pas ; mais, tendant son visage à la clarté mouvante des bougies, elle me donna à y lire toute l’inquiétude de son attente, comme si elle avait craint que je ne revienne plus à Tiburiac.
Ce soir-là, son seul regard m’en cria soudain plus que toutes les réponses qu’elle aurait pu faire à mes constantes et muettes interrogations. J’y lus clairement son désir de moi qu’elle s’efforçait encore de me cacher par des temps d’absences : ruptures cruelles tels de brusques arrêts de vie, mais qui me permirent de mieux pénétrer en elle, à son insu, et, cette fois, de lui dérober le trésor de son cœur.
Je lui pris les mains, je les étreignis avec émotion et la suppliai de m’accepter.
Enfin, elle répondit à mon élan. Elle se leva, se pressa contre ma poitrine et, posant sa joue sur mon épaule, sanglota avec cette douceur qui distingue ceux qui ont trop pleuré dans leur existence : des sanglots de reconnaissance après une infinie lassitude.
VII
Nous nous unîmes à la chapelle de Tiburiac que je fis revivre après un long oubli de Dieu ; et lorsque je lui eus passé au doigt le lourd anneau d’or des Chaudrillac, elle me regarda avec un désespoir si inattendu que je l’attribuai à une trop violente joie.
Mais, ensuite, je fus stupéfait en la voyant retirer l’anneau et me le tendre avec de véhéments refus de la tête.
Surpris, le prêtre m’interrogea sévèrement du regard. Peut-être me suspecta-t-il d’avoir terrorisé la mariée afin qu’elle m’épousât contre son gré.
Après une dernière hésitation, elle sembla se résigner. Devenue ma femme, elle sortit de la chapelle, avec dignité, mais jamais personne n’avait dû voir une châtelaine pâle à ce point.
Toute la soirée, et malgré la satisfaction qu’elle devait secrètement éprouver, elle ne montra nulle ivresse de joie, ni aise de plaisir. On l’eût dite anéantie par tant de bonheur.