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– Toi, en tout cas, t'imagine surtout pas que tu vas te le taper et faire comme si de rien n'était, imagine surtout pas que je serai un cocu arrangeant.

Je suis revenue au salon, Guillaume avait pris sa guitare et jouait un thème de blues singulièrement triste et dérangé.

Je me suis assise à côté de lui, sur le canapé du salon. Il était placé juste en face de la fenêtre, on avait vue sur rien parce que les volets étaient toujours fermés. J'ai senti ce truc se vider dedans moi, une petite joie qui revenait, un truc d'apaisement qu'il me faisait souvent. Je me suis enfoncée dans le canapé, j'ai laissé le café refroidir et le temps passer doucement, tout seul.

J'étais assise tout contre lui, ma jambe touchait la sienne et c'était le seul garçon de qui je connaissais la chaleur, mais je la sentais trop bien, je la sentais tellement fort. Il marquait le rythme avec son pied, mouvement régulier, entêtant.

Calme à bord, l'équipage adéquat.

14 H 30

C'était un bar de jour, un bar d'habitués où venaient manger les gens qui travaillaient dans le coin.

Quand je suis arrivée, il n'y avait plus que deux tables occupées. Les autres n'avaient pas encore été débarrassées. Morceaux de pain déchiquetés, assiettes sales, verres à moitié vides, cendriers débordants, conneries griffonnées sur les nappes maculées de graisse.

Il me restait deux heures avant d'aller travailler. Je me suis assise à côté de la vitre.

Mireille faisait des allées et venues entre les tables et le bar, débarrassait, gestes maintes fois répétés, maîtrisés. Perles de sueur sur son front, elle était tendue et affairée. Ses mains étaient d'un rouge écarlate, sans cloute à force de les plonger dans l'eau chaude. Ses cheveux étaient tirés en arrière en chignon, quelques nièches lui dégoulinaient sur les tempes, robe noire déboutonnée jusqu'au début de gorge, roses tatouées s’enroulant autour de la clavicule, le genre de fleurs qu'on trouve sur les bouteilles de whisky. Joliment ensorcelante, très prolétarienne version propagande communiste: magnifique et dignement éprouvée.

J'avais finalement décidé de passer la voir avant de prendre mon service à L'Endo. Ça ne faisait pas un grand détour.

Elle a mis du temps à m'apporter un café, parce qu'elle avait des choses à finir derrière son comptoir.

Quand finalement elle est venue à ma table, elle m'a dévisagée, a demandé sans aucune amabilité:

– Je finis dans dix minutes, tu m'attends?

Avant que j'aie pu répondre elle a proposé:

– Je te mets quelque chose avec ton café?

– Un cognac.

Joli sourire, eile n'avait pas remplacé sa dent manquante et ça lui allait toujours aussi bien. Fossettes qui se dessinaient au creux des joues, premières rides au coin des yeux. Je ne sais pas d'où lui venait le côté endommagé, mais elle le portait bien.

Elle a ramené un verre de cognac, je l'ai attendue patiemment en sirotant tout ça, les yeux rivés sur elle. Son regard à elle ne croisait jamais le mien, elle faisait comme si de rien n'était, mais elle se laissait regarder.

Elle a bricolé des choses derrière son comptoir, puis a rejoint le patron que le couple avait quitté et qui lisait le journal seul à sa table. Elle minaudait gentiment, savait très bien s'y prendre, a demandé à partir un peu plus tôt. Quand elle est venue me chercher, elle m'a fait un clin d'œil, le plus naturellement du monde. Par la suite, je devais me rendre compte que c'était un tic chez elle.

Nous sommes sorties, elle a proposé:

– Il y a une cour pas loin, un coin tranquille, ça te dit qu'on y aille? On sera bien pour discuter.

Je l'ai donc suivie, nous ne nous sommes rien dit de plus. Je la détaillais du coin de l'oeil, elle portait un énorme sac en bandoulière, bourré à craquer. Elle a fouillé dedans pour trouver un paquet de Lucky souple, m'en a proposé une. Elle ne me regardait pas, marchait vite et tête baissée, comme si nous étions attendues quelque part.

Nous sommes rentrées dans une clinique, je trouvais qu'il faisait un peu froid pour s'asseoir dans une cour, mais je n'en ai rien dit. Il y avait plein d'arbres désolés et des petits bancs de pierre; elle semblait bien connaître l'endroit, s'engageait sans hésitation le long des allées, m'a emmenée tout au fond de la clinique, en expliquant:

– Là il n'y a jamais personne.

Nous nous sommes assises, je faisais semblant de réfléchir à quelque chose de très absorbant, quelque chose qui me ferait oublier de lui parler.

Elle s'est assise à califourchon sur le banc, petites cuisses rougies par le froid. En plein hiver, sans collant. Il y avait chez elle quelque chose de très campagne, endurcie au grand air et élevée dans le foin. Elle a vu mes yeux sur ses jambes, a souri:

– C'est tonifiant, je tiens comme ça tout l'hiver des fois. Surtout ici, il fait moins froid qu'à Paris.

– Tu viens de Paris?

– Tu te fous de moi?

Elle avait tiré une enveloppe brune de son sac, en a sorti une grosse pincée de beu qu'elle s'est mise à trier avec soin dans le creux de sa main.

Elle se débrouillait très bien pour rouler son spliff, faisait ça vite et avec agilité. Son biz était parfaitement conique, on l'aurait cru sorti d'une machine et ça lui avait pris à peine une minute. Elle a souri en me regardant par en dessous. Je ne détestais pas que cette fille me fasse du charme, elle faisait ça d'une façon sulfureuse en même temps que toute douce.

Elle m'a tendu le biz pour que je l'allume et, en me tendant le feu, ses doigts ont touché les miens. Elle sest assise dans le sens normal, appuyée sur ses coudes posés sur ses genoux. Elle a récapitulé:

– C'est pas de Lyon qu'on se connaît, c'était à Paris, t’étais venue chercher un plateau pour le keum du peep-show. T'étais venue voir Victor, mais ce jour-là il ne travaillait pas.

J'ai trouvé épatant qu'elle aligne tout ça aussi aisément.

J'ai rectifié tout de suite, échaudée par l'explosion de la veille:

– Je suis pas copine avec Victor, je l'ai même jamais vu.

Elle n'a pas relevé, m'a lancé un long regard à grands cils recourbés, a continué sur sa lancée:

– Je t'ai vue au bar rue Saint-Denis, je me souviens de toi à cause de comment tu regardes les meufs. Tu les temas comme un keum qu'aurait le vice.

Pause, battement de sourcils, yeux baissés subitement relevés, plantés dans les miens, sourire avec sous-entendu:

– T'excites les filles comme un keum qui ferait ça très bien.

On ne me la fait pas tous les jours, et je n'ai su ni quoi dire ni comment me tenir en réponse à ça. Pas que je supportais bien les gouines, mais celle-là avait le truc, un peu d'arrogance et du naturel déconcertant, me parlait couramment au ventre.

Je lui ai repassé le spliff, l'esprit bien dispersé, elle a insisté:

– Alors comme ça tu ne connais pas Victor?

Encore une fois j'ai expliqué:

– Je connais pas ce type, la seule fois où j'ai voulu le voir, c'était pour un service et il n'était pas là, c'est la fois où je suis passée à ton bar. Aucun rapport avec lui.

– Il t'envoie souvent des gens?

– Non, non.

Sur le coup, j'en ai déduit qu'il lui envoyait des gens pour acheter de la dope, de la beu ou je ne sais ce qu'elle vendait.

Elle a ramené ses genoux sous son menton, a changé de face, plus aucune trace de femellerie lascive, le ton s'était durci, teinté d'agacement. Elle maîtrisait bien le glacial aussi:

– Alors qu'est-ce que tu me veux?

– Je travaillais avec deux filles qui bossaient dans le même peep-show que Victor: Stef et Lola. Comme vous êtes toutes arrivées du même endroit en même temps, ça m'a intriguée quoi… Et je suis passée te voir. Tu les connais, Stef et Lola?