Je me suis jetée sur elle et l'ai plaquée par terre, couchée sur elle, mes mains empêchant les siennes de se débattre et de me repousser. À quelques centimètres d'elle, je disais:
– Arrête ça tout de suite, Roberta, maintenant, arrête ça, regarde-moi, arrête ça.
Et je l'ai traînée sous la douche, et je l'ai déshabillée, je me suis déshabillée aussi et l'eau froide, le savon, je la frictionnais en répétant des trucs, juste des trucs pour calmer, jusqu'à la sentir se détendre.
Mais t'es dégueulasse à toucher comme un poisson crevé, elle me dégoûte ta viande.
Elle était comme absente juste après.
– Rhabille-toi, Roberta, il faut que tu rentres chez toi.
Elle a fait oui de la tête. Bon débarras.
Les deux filles qui venaient en remplacement sont arrivées. Pas chiantes, taciturnes et discrètes.
Les clients sont revenus, on aurait dit qu'ils avaient senti qu'il fallait éviter l'endroit une petite heure, et que ça pouvait repartir.
Le haut-parleur rythmait le mouvement, à chaque client une fille montait, une autre entrait en cabine.
Puis j'étais sur la piste, je faisais des cercles avec mon bassin, je m'appliquais à les faire bien réguliers dans les deux sens. Ça m'avait toujours gravement excitée, danser en me touchant, me montrer et penser que juste derrière quelqu'un que je ne voyais pas sortait sa queue en me regardant. Mais c'était en cabine que ça me faisait vraiment drôle au ventre, face à face et parler, tellement près qu'on pouvait se toucher, niais on ne se touchait pas, jamais. Gino surveillait, il y avait des caméras dans chaque cabine, et dès qu'on entraînait un client dans les deux dernières, celles où il n'y avait plus de vitre, il gardait l'œil ouvert, prêt à intervenir au micro si une main se tendait. Prêt à jaillir en cabine si le lascar n'avait pas l'air assez intimidé.
Les clients étaient généralement dociles, le règlement faisait partie des choses qu'ils appréciaient.
Depuis un morceau, il n'y avait plus qu'un miroir avec quelqu'un derrière, mais le type rentrait des francs chaque fois qu'il se rabaissait. Je restais en piste, j'étais venue face à lui, puisque de toute façon je ne dansais que pour lui.
J'avais des gestes accumulés, des automatismes acquis de déhanchements et de jeux de langue.
Puis le rideau s'est abaissé, le monsieur avait eu sa dose, craché son truc, s'était essuyé – boîte de Kleenex dans chaque cabine – et s'en retournait probablement chez lui monter sa femme tranquillement.
J'ai fait un tour de piste pour vérifier qu'il n'y en avait pas eu d'autres ouverts. Et justement un autre s'est ouvert. Je pouvais recommencer les mêmes simagrées, pas trop me creuser la tête, celui-ci ne les avait pas encore vues.
Gino a annoncé une nouvelle fille, ce qui signifiait que moi je devais descendre parce que j'avais quelqu'un en cabine.
Je suis descendue, je suis passée par le cagibi pour boire un verre d'eau, me regarder dans la glace et respirer un peu.
J'étais contente d'être restée parce que ça m'occupait l'esprit et le temps passait bien mieux.
Le haut-parleur a crachoté:
– Louise, tu es en cabine n°1, le client t'attend.
La cabine la moins chère. Sur celle-là on ne touchait presque rien. La porte juste en face du cagibi.
19 H 00
La cabine n°1 avait quelque chose du confessionnal, version luciférienne. Granules épais rouge sombre le long des murs, comme repeints d'un vomi de viande saignante. C'était une pièce étroite et haute de plafond, séparée en son milieu par un gros grillage noir. Le client était assis en contrebas. Manque d'éclairage ajouté à la séparation, il ne voyait pas bien ce que fabriquait la fille, et il était mal installé. Tout était prévu pour que l'idée de rallonger quelques talbins supplémentaires lui paraisse opportune.
C'était mon parloir favori, on n'y tenait que jambes relevées de chaque côté, pieds appuyés contre le grillage.
Gino me voyait rentrer là-dedans avec le client, il nie surveillait sur l'écran vidéo. Il voyait bien que je m'y mettais tout de suite, que je ne cherchais pas à persuader le client de prendre une autre cabine. Et que parfois je prenais mon temps pour faire les choses correctement, un peu trop consciencieusement.
Mais de ça il ne parlait pas quand je ressortais. Il se contentait de maugréer: «Cette pétasse attardée s’imagine probablement qu'elle officie dans le service public», et parvenu au comble de l'exaspération il venait me voir, furibard et outré: «C'est pas à moi de baratiner les mecs, c'est ton putain de boulot de les faire payer; celui que tu viens de prendre, c'était du tout cuit, tu pouvais lui faire faire le parcours douze fois si ça t'amusait, il suffisait de demander, mais ça t'arracherait la gueule, hein? Mais qu'est-ce que t'as dans le sac? Tu me fais perdre de l'argent, tu peux comprendre ça?» Il s'emportait tout rouge, veine palpitante le long de la tempe. Je le laissais cracher tout ce qu'il pouvait, ça me procurait une étrange satisfaction de le sentir comme ça. Plus tard, je l'entendais au téléphone vociférer des choses contre moi à l'attention de la Reine-Mère, et chaque fois elle lui faisait comprendre que j'étais son cas à part, qu'il fallait me laisser tranquille, que je ne faisais pas perdre d'argent à la boîte, puisque les clients revenaient, qu'il ne pouvait pas comprendre, qu'il me laisse tranquille, est-ce qu'il n'était pas content des autres filles?
Mais ce que Gino supportait le plus mal, ça n'était pas le manque à gagner. Ce dont il n'osait même pas parler, parce que ça lui faisait honte tellement il trouvait ça dégradant, c'était que j'aimais ça, et que ça crevait les yeux. Me renverser contre le mur, me faire voir et regarder faire le type à travers mes paupières mi-closes, l'écouter me parler sale, et le sentir si près que je pouvais l'entendre respirer et son envie à lui se mêler à la mienne et me faire quelque chose, démarrer le truc en grand, palpitations d'abord diffuses encore lointaines qui se précisaient, me venaient sous les doigts, gonflaient et me martelaient, me foutaient toute en l'air.
Et Gino voyait tout et il voulait que je parte de là. Parce que ce travail ne lui semblait supportable qu'à la seule et unique condition qu'on ait toutes horreur de ça. Les clients, qu'on les méprise hargneusement, et qu'on n'en veuille qu'à leur argent.
Lola non plus n'avait pas cette hostilité, inimitié vivace contre tout ce qui se présentait derrière les barreaux, a priori. Mais elle avait sa dope à financer et ne traînait pas en cabine n° 1.
J'étais la seule à le faire, systématiquement. Je n'allais ailleurs que si le client lui-même connaissait bien l'endroit et demandait dès le départ sa cabine préférée. Sans Big Mother qui veillait spécialement sur mon cas, je n'aurais jamais pu me le permettre. Je me serais de toute façon fait laminer par les filles si je n'avais pas eu la suprême caution.
Je parlais peu avec ceux qui rendaient triste ou écœuraient. Je fermais les yeux presque tout de suite et je me mettais au boulot, mes mains faisaient ce qu'il fallait pour qu'ils n'aient pas à se plaindre, pour qu'ils aient à regarder en se tripotant. J'officiais patiemment, jusqu'à les entendre tirer le Kleenex ou remettre leur pantalon. Gino avait raison: ça m'aurait écorché la gueule de leur adresser un traître mot. Qu'ils n'aient même pas à se plaindre, qu'on en finisse au plus vite. Avec ceux qui me cliquaient comme il faut, je me tenais déjà moins tranquille.
Il fallait se faufiler pour entrer, puis quelques secondes pour s'habituer à la semi-obscurité. Je ne l'ai même pas reconnu tout de suite.
Quand j'ai repéré que c'était Saïd, j'ai ramené mes jambes à terre, serrées l'une contre l'autre, me suis penchée vers lui, désappointée. J'ai demandé: