J'ai ouvert une canette, mis la viande dans une poêle, je pensais à Mireille. Les gestes qu'elle avait, se recoiffer machinalement, sans s'interrompre, mouvement gracieux au-dessus de sa tête, les mains précises rajustaient une épingle, ramenaient une mèche dans le chignon. Buste droit, la poitrine gentiment tendue, les roses sur son épaule avaient une couleur un peu passée, elle avait dû faire ça il y a longtemps. Le dessin se prolongeait sur la poitrine, caché par la robe. La peau rougie par le froid, à moitié nue en plein hiver. «Vivifiant.» Quelque chose de grisant chez elle, jeu des yeux qui se baissaient délicatement puis se relevaient brusquement, déchiffraient avec intensité, et se détournaient encore. Les cils exagérément longs papillonnaient, marquaient le rythme.
En retournant la viande, je me demandais quel crédit accorder à quoi dans son petit déballage.
Alors j'ai entendu la voisine se mettre en route et, à ma connaissance, c'était la première fois qu'elle faisait ça avec quelqu'un d'autre que le voisin. Avec ce qu'il lui mettait, il fallait une santé certaine pour aller en demander ailleurs. Ça m'a fait doucement rigoler: les mêmes obscénités braillées sur le ton de l'urgence, pareil, désespérée, à l'heure du Jugement dernier.
La viande rétrécissait à vue d'oeil dans la poêle.
Je me suis demandé ce que Saïd était venu foutre à L'Endo. J'ai eu un signe de la tête pour chasser l'idée, quelque chose de trop gênant là-dedans.
Guillaume m'a rejointe à la cuisine, sauvagement débonnaire, comme à son habitude:
– Tu vois, des fois ça me soûle d'être toujours le premier partout. Sérieux, je le connais trop bien ce jeu-là, va falloir penser à le remplacer, que je sois stimulé un peu. La fais pas trop griller la viande, tu fais toujours ça, c'est pas bon…
– T'as qu'à t'asseoir ici pour surveiller. T'as passé une bonne journée?
– Overbooké. Dégommé tous les connards du Street Fighters. J'ai vérifié qu'on avait bien arrosé la plante verte, j'ai fait coucou au mec d'en face par la fenêtre parce qu'il écoutait Kevin Eubank, j'ai fait un peu de musique funky, j'ai fait une lessive, je suis arrivé premier sur tous les circuits… Super journée, quoi… Putain, des fois je regrette de pas travailler tellement je m'emmerde.
– Déconne pas avec ça… T'es pas allé au cinéma?
– J'ai oublié de faire ça… Remarque, je crois bien que j'ai déjà vu tout ce qu'il y a à l'affiche. Putain, mais ôte la poêle du feu, ça va être complètement carbonisé! Et toi, qu'est-ce que t'as fait?
– Déjà, je suis allée voir ta copine serveuse.
– Elle t'a parlé de moi?
– Non, mais je lui ai pas dit qu'on se connaissait.
– Ah… Elle est bien, hein? Je vais retourner la voir moi aussi, c'est d'une fille comme ça que j'ai besoin. Vous avez parlé des deux Parisiennes et tout?
– Elle en a parlé.
– Y a du scoop?
– Pas vraiment… Tu connais un type qui s'appelle Victor, toi?
– Je crois pas, non… Qu'est-ce que tu vas faire avec la viande?
– Des pâtes, bien sûr. Tu mets l'eau à chauffer?
– O.K. Qui c'est ce Victor?
– A priori, c'est quelqu'un qui les met toutes d'accord. Ça serait à cause de lui qu'elles sont venues à Lyon. Et d'après Mireille il se serait occupé de la Reine-Mère en arrivant…
– Joli parcours… Bonne légende. Tu crois qu'il a un super pouvoir?
– Probablement… Tu veux pas descendre chercher du pain et du vin?
– Non, il me soûle le rebeu en dessous. Et au boulot, tout se passait bien?
– Roberta en pleine crise, très, très éprouvée, un rien déconcertante… Saïd, en client.
– Saïd?
– J'ai trouvé bizarre moi aussi. Tu savais qu'il connaissait les Parisiennes, toi?
– Julien me l'avait dit, il était persuadé qu'il se tapait les deux, ça le rendait tout fou… Putain, t'as eu une journée chargée, à ta place je me sentirais un peu las.
– C'est bien comme ça que je me sens. Et toi, tu vas chercher du pain et du vin chez le rebeu?
Le rebeu en bas de chez nous était le plus pourri de tout le quartier. Il ne vendait que des trucs pas bons et vraiment chers, son magasin était aussi moche que crad et c'était un sale con. Guillaume s'est finalement sacrifié:
– O.K., j'y vais. On a besoin de rien, sinon?
– On a tout ce qu'il nous faut.
– Qu'est-ce que tu fais ce soir?
– Rien de spécial.
– Viens à L'Arcade avec moi, y aura peut-être des nouvelles filles… le soir des illuminations, y a toujours des filles qu'on connaît pas qui boivent à fond.
– On va faire ça, ça nous changera de tous les jours…
Guillaume est passé dans sa chambre prendre sa parka. Il y est resté un moment puis m'a appelée, il était debout à côté du lit, pensif, a chuchoté:
– La voisine, elle est bizarre aujourd'hui…
– Justement, je me disais que je la trouvais exactement comme d'hab. Mais t'as raison: c'est pas son copain, c'est un autre, je les ai croisés sur le palier. A moins qu'ils soient trois… Mais non, on entendrait.
Guillaume a secoué la tête en signe de désapprobation et de vive désolation:
– Elle déconne, écoute, elle sonne même pas bien – qu'est-ce qu'elle se fait chier… Elles déconnent les filles, ça me rend triste.
Et il est sorti, passé au salon prendre de la fraîche. Moi, je suis restée dans la piaule, sourcils froncés, incapable de faire la différence entre le bordel de d'habitude et celui d'aujourd'hui, intriguée de ce que Guillaume ait l'oreille aussi juste. Quand il est passé dans l'entrée pour sortir, je l'ai arrêté:
– J'entends rien, qu'est-ce que tu trouves de changé toi?
– Manque la magie.
Avec la puissance de l'évidence. Je me suis rendu compte que j'avais laissé cramer la viande et je suis retournée à la cuisine.
23 H 00
«La porte!»
Au billard, Julien et Guillaume faisaient dans la frime désinvolte, se regardaient jouer en faisant des commentaires stupides. Une fille adossée au mur les regardait sans oser s'avancer au milieu d'eux. Elle avait déjà absorbé trop de bière pour sa petite corpulence et j'aurais juré que si on ôtait le mur elle se ramasserait.
Gino était assis à la table du milieu. C'était une mauvaise table, loin de l'aération et juste sous la barre de lumière. Mais il y était en bonne compagnie, faisait du gringue sans nuance à une fille qu'on ne connaissait pas.
Cathy est arrivée, flanquée de Roberta. Quelques régards ont convergé sur elles, qu'elles ont prétendu ne pas sentir et sont restées très dignes. Manquait le crépitement des flashes, dommage. Elles sont restées debout à côté de la table de Gino, conversation soucieuse entre gens proches du drame. J'ai senti que je manquais au tableau, et je les ai rejointes.
– Complètement défigurées… la peau arrachée… Louise, il paraît que tu as vu les photos? Moi, si c'est comme ça, j'arrête de travailler, je risque pas ma peau pour quelques biftons, c'est pas la peine… Il paraît qu'elles étaient dans des histoires de came… J'ai lu que ces types-là ne s'arrêtent jamais à une seule victime, il leur en faut en série… C'est l'époque qui veut ça… Et puis le sexe vendu comme ça, faut pas croire, ça attire tous les dégénérés… Si je le trouve, je le tue… Le médecin m'a donné des calmants, les filles, vous devriez aller le voir…
Je ne trouvais pas grand-chose à dire.
J'avais fini mon verre, je suis allée au comptoir. Mathieu m'a fait un signe de tête, que je prenne patience parce qu'il était débordé.
Saïd est arrivé, mains figées au fond des poches, l'œil rapide, rodé, capable de déchiffrer les lieux dans ses moindres détails. Il est venu droit sur moi, légère révérence du buste, amusé: