– Alors, comment va Louise Cyfer?
Joli sourire, toujours. Ses yeux se plissaient, bouquet de rides délicates en coin. Les traits fins, le crâne presque rasé. Bouche ourlée comme celle d'une femme. Il n'était pas déconcerté, ne semblait pas embarrassé. Je me suis sentie bien en retour, autorisée à faire tout comme d'habitude.
On le voyait rarement dans les bars après 20 heures, il ne touchait pas à l'alcool et évitait d'être témoin de la progressive et inexorable glissade vers les grandes raideurs, pour lesquelles il n'avait aucune indulgence. Il n'émettait sur le sujet aucun commentaire, pas spécialement désireux de changer l'attitude de qui que ce soit. S'occupait de son propre cas, très strictement, et évitait de voir ça.
J'ai dit:
– T'es partout où on t'attend le moins, toi, ces temps, tu cherches à nous déstabiliser?
– J'ai besoin de voir du pays en ce moment, de prendre l'air… Du bon air vicié de bar, des sales pays bien dégénérés.
Gaieté fébrile, encore un de subtilement détraqué. Il y avait comme un voile électrique sur chaque chose, la sensation qu'on glissait tous vers le même point. Mathieu a rempli mon verre, je lui ai adressé un large sourire de sincère reconnaissance.
Saïd a rejoint la table des ex-proches des victimes. Je me suis bien gardée de lui emboîter le pas.
Sonia est arrivée alors que je m'accaparais un tabouret libéré, visage contrarié:
– J'ai appris pour les deux autres. Quelle merde…
Elle a salué nerveusement quelques personnes de la tête, en fouillant dans son sac dont elle a sorti son paquet de clopes et son briquet. Elle a expliqué:
– Je viens de faire un régulier, un type de la mairie, genre haut-fonctionnaire-mon-cul… Il m'a lessivée.
– Séduisant?
– Pas trop mon type… Un peu tapette, raffiné et cultivé, genre grosse puissance mentale et bien tordu du cul. Il m'a collé un putain de mal de crâne.
Elle s'est interrompue parce que Mathieu était de l'autre côté du comptoir, tout sourires, pour dire bonsoir et qu'est-ce qu'elle voulait boire, est-ce que tout allait bien? Elle s'est détendue, a réclamé une aspirine.
Sonia m'a expliqué, elle avait le débit tellement rapide qu'il fallait s'accrocher pour la comprendre:
– Le client, là… il m'a inquiétée…
– Trop massive pour ta petite corpulence?
– Pas ça, non…
Elle a réfléchi, a souri, puis ajouté:
– Je crois pas que sa quéquette ferait peur à grand monde… Rien à voir, il m'a parlé de l'orga, une sorte de mise en garde… Rien de précis, mais il est du genre bien informé. Il dit qu'on est dans le collimateur. D'après lui, en ce qui concerne la mairie, les keufs, tout le bastringue des enculés qui nous laissaient tranquilles, c'est comme si c'était fait: le quartier, il est revendu, recyclé, refait de partout, visitable par tout le monde. Et l'orga, c'est rayé de la carte. Il s'est passé un truc, faut croire. Il avait l'air sérieux. J'ai hasardé:
– Il y a eu d'autres moments un peu paniques, et on s'en est toujours sortis. C'est juste une secousse, ça va passer.
– C'est comme Pierre et le Loup, ce genre de connerie, t'as intérêt à sentir quand c'est la bonne, et moi je le sens là.
Elle s'est donné un coup au ventre, sonore.
Son visage s'était durci: tout cela ne lui faisait pas peur. Les sourcils noirs s'avançaient en une moue résolue, pas question qu'elle se laisse emporter. Elle avait cette fureur de la défense, ce goût de la protection qui ne laissait place à aucune nuance. Elle était forte d'une peur panique de la dégringolade et de la perte, qui lui donnerait l'énergie de tailler dans le gras de la peau dès la première plaie. Elle s'était mise en guerre, brutalement déterminée à s'en tirer.
Elle a levé son verre pour trinquer avec moi, comme le mien était vide elle s'est mise à appeler Mathieu en hurlant, pour qu'il me remette ça…
Laure est entrée à L'Arcade. Yeux hagards, grands ouverts. En chemise de nuit, pieds nus dans ses baskets, bras nus, alors qu'il faisait froid à durcir l'eau dehors. Elle est tombée nez à nez avec Julien, qui s'est incliné pour la saluer, convoiteur, donc galant. Elle l'a ignoré, fouillant la salle du regard, alarmée. Le chien était collé à sa jambe, ne courait pas partout comme à son habitude, et même pas vers son maître. Il restait là, immobile, collé à sa jambe. Elle s'est arrêtée net sur Saïd, qui tournait le dos à la salle, face à Roberta, ils s'étaient assis à la table du coin au fond et parlaient sans s'arrêter depuis que je les avais laissés. Laure n'a plus bougé, elle les regardait fixement, j’ai demandé:
– Tu cherches Saïd?
Oui de la tête et puisqu'elle ne bougeait toujours pas, j'ai fait la maîtresse de maison, je lui ai fait signe d'attendre là et me suis faufilée jusqu'à leur table.
Saïd expliquait quelque chose à Roberta, il ne m'avait même pas vue arriver; j'ai prévenu que Laure était là, sans expliquer qu'elle était en chemise de nuit puisqu'il allait bien le voir, il s'est retourné, cassé dans son élan et il était visiblement en train de parler de choses importantes. S'est précipité à la porte, ni contrarié ni surpris.
Et quand il est arrivé elle s'est contentée de le regarder, comme si elle s'attendait à voir quelque chose de nouveau qui lui serait apparu pleine face, un truc d'écrit, de révélé. C'était un regard très étrange, et Saïd n'a pas eu l'air surpris. Il a demandé:
– Tu n'arrives pas à dormir?
Sur ce ton qu'il avait avec elle, un ton de papa qui n'en revient pas que sa petite fille soit si fofolle. Et sur ce même ton:
– Tu veux quelque chose?
– Tu ne rentres pas?
Les grands yeux clairs et effarés, Saïd a changé de ton, toujours papa mais plus impatient, une conversation qu'ils avaient eue cent fois:
– Bien sûr que si, je rentre, j'en ai pas pour longtemps, je discute avec Roberta cinq minutes et je rentre.
– Pourquoi tu ne rentres pas?
– Parce que j'ai envie de prendre l'air en ce moment. Ecoute, Laure, je suis à la maison tout le temps, je sors jamais. Et ce soir, un seul soir, je suis dehors à minuit à discuter et toi il faut que tu viennes ici me gâcher la vie?
Il détachait ses mots, comme pour lui faire bien rentrer dans le crâne un peu de sa raison à lui. Et elle, obstinément, avec la même intonation tragique:
– Je te gâche la vie? D'habitude, c'est toi qui veux jamais sortir, pourquoi en ce moment tu es toujours dehors? Pourquoi tu ne me demandes pas de venir?
Zombification, voix d'outre-tombe, très aiguë-fragile, le genre de voix qui se brise. Un moment qu'elle devait tourner en rond à la maison et surveiller par la fenêtre, et se figer à chaque bruit dans l'escalier, est-ce qu'il arrivait enfin?
Elle n'en revenait pas, sans colère ni aucune énergie pour se défendre, regarde les siens préparer de longs couteaux pour lui tailler les veines et se demande pourquoi, ce qu'elle a bien pu faire.
Saïd l'a prise par l'épaule:
– Je te demande pas de venir parce que j'aime pas te voir ici.
Coup d'œil appuyé sur Julien qui s'était rapproché.
– Y a des gens ici que j'aime pas savoir autour de toi.
– Mais moi je veux être ici, je veux être là où tu es, je veux m'asseoir et boire un verre avec toi, là où tu es tout le temps en ce moment. Tout le temps, Saïd.
Mais il avait déjà sorti un billet de vingt sacs froissé de la poche arrière de son jean, me l'a fourré dans la main, en me demandant de l'excuser auprès de Roberta et de payer ce qu'il devait, s'est incliné en avant en souriant pour nous saluer et l'a entraînée dehors. Le chien suivait, pataud.
Moi et Julien avons attendu un moment avant d'y aller de nos commentaires d'usage, il a ouvert les hostilités: