– Merde, mais c'est pas un souk ici, vous pourriez faire gaffe!
Elle a consolé le chien en l'appelant «mon pauvre toutou» avant de se mettre à ramasser ses affaires. Stef, impassible, tirait ses cheveux noirs en arrière, histoire d'accentuer le côté austère du personnage. Le petit ampli qui nous reliait à l'entrée crachota:
– Cathy va en cabine, il faut une fille en piste.
J'ai proposé à Stef d'y aller, elle a fait non de la tête, puis d'un air pincé a jeté:
– C'est bon, c'est bon.
Sortie tête haute. Elle portait des sandales dorées, un vrai truc de poufiasse, bien excitant. Jupe blanche moulante et petite culotte blanche également. Elle avait un cul de classe exceptionnelle, la cambrure de son dos le mettait bien en valeur, il était rond et ferme, à rebondir contre. Soutien-gorge blanc à balconnets, les nichons comme sur un plateau. Bandante du recto au verso, avec ce qu'elle trimbalait elle pouvait bien se permettre de manquer d'amabilité.
J'ai tendu le oinj à Roberta, qui a détourné la tête l'air agacé, en soufflant:
– J'en avale bien assez avec ce que vous recrachez.
Lola et moi avons échangé un regard bref et attristé.
Cathy est arrivée, sa robe à la main, le corps couvert de sueur, passé au sauna des projecteurs. Silhouette de petite fille, seins timides, hanches étroites et taille droite, la fente rasée de près pour mieux faire illusion. Elle a bu un verre d'eau et s'est regardée dans le miroir, a remis du rouge et le haut-parleur a annoncé:
– Il t'attend en cabine n° 2.
Elle est ressortie sans dire un mot, elle avait l'air crevée.
Assise au bord de la douche pour prendre moins de place, Lola ôtait son futé. Sur sa jambe gauche, des cafards tatoués grimpaient le long de sa cheville jusqu'à l'entrecuisse, six ou sept bestioles l'enlaçant, en file noire délicatement ciselée. Assez joli, un rien glauque. Déconcertant en tout cas. Les jours de grand spleen, qu'elle avait réguliers, elle causait aux petites bêtes noires, en redessinait pensivement le contour du bout du doigt:
– Petite misère, tu me fais souffrir, vous me venez au ventre, mama mia, comme ça fait mal dedans… Petite misère, sois gentille avec moi, laisse-moi un peu tranquille…
Roberta lui a braillé dessus:
– Dégage de là, faut que je prenne ma douche, j'ai hâte de sortir, moi.
Lola réveillait l'instinct maternel au sens fasciste du terme chez d'autres filles. Comme elle n'était jamais agressive et qu'elle avait toujours l'air en vadrouille interne, pas mal de gens lui parlaient comme à une demeurée, ne perdaient pas une occasion de la houspiller.
Après avoir enfilé le bas de son costume, elle a sifflé son verre d'un trait, attrapé la bouteille et m'a fait signe de vider le mien fissa pour qu'elle remette la sienne.
J'ai obtempéré, vidé cul sec le second verre et quitté le cagibi pour la laisser se préparer tranquille.
16 H 40
J'ai attendu derrière le rideau rouge, bras croisés. D'où j'étais, j'entendais Cathy ahaner:
– Oh! C'est bon… Oui, c'est ça, branle-toi bien, elle est belle ta queue, hmmm, elle me fait envie… Regarde comme tu m'excites: je suis toute mouillée!
Puis, s'interrompant, prise d'une inspiration subite:
– Tu ne veux pas qu'on prenne une autre cabine? On serait plus à l'aise. Ça serait encore meilleur, tu sais…
Plus la cabine était grande, plus le client payait cher, et plus le pourcentage était gros.
Par l'ouverture du rideau, j'entrevoyais Stef gigoter. Femme de laiton, rigide et encombrée. À la base, cette fille était magnifique, conforme en tous points: cheveux noirs, yeux en amande, nez busqué, taille fine et hanches rondes, jambes interminables et l'attache de cheville d'une grande délicatesse. Elle habitait ce corps démoniaque avec un glacial refus, dansait raide comme un piquet, regard bien droit, menton haut et épaules dégagées, martiale. Rien de sensuel là-dedans, que du rite désincarné. Les clients n'y voyaient que du peu, tant qu'il y avait du nichon qui remuait et de l'anus dévoilé…
J'ai réalisé que le biz et l'alcool avaient fait du bon boulot et que j'étais en état pour m'effondrer en piste. Je me suis dit que si jamais je vomissais Gino ne me lâcherait plus, il serait toujours derrière mon cul à blablater des choses désagréables.
Stef a écarté le rideau, gueule de tueuse, elle confondait la piste avec un ring.
Il y avait un petit escalier avant la scène proprement dite; en le montant je prenais mon élan, sourire de jeune louve, déhanchement de conquérante. Je faisais ça une dizaine de fois par jour, mais je n'omettais jamais de soigner mon entrée. Mains sur les hanches, je me tenais quelques secondes immobile, le temps de repérer la bande sombre en bas des miroirs des cabines occupées, ceux vers lesquels il fallait particulièrement se la donner.
Ce jour-là je me suis tenue mains sur les hanches plus longuement qu'à l'accoutumée, désorientée de ce que la vague de raideur soit si haute et m'attendant à être emportée à n'importe quel moment. J'étais frôlée par le noir de toutes parts, l'équilibre n'avait plus rien d'évident.
Dos au rideau, face à moi réfléchie en huit exemplaires, vacillante sur des talons noirs bien trop hauts pour mon état, blouse boutonnée de haut en bas.
Opté pour le statique, faire des efforts pour ne pas montrer à quel point je tournais, les pieds bien écartés pour avoir de l'appui, jambes légèrement fléchies, bassin basculé vers l'avant, j'ai défait mes boutons un par un en faisant des cercles avec mon cul, écarté les pans de ma blouse pour bien montrer mes seins avec lesquels je jouais, complaisante.
Pas moyen de rester comme ça éternellement, il allait fatalement falloir risquer quelques pas.
Juste au-dessus de ma tête, un écran suspendu par des chaînes diffusait un mauvais porno, je pouvais mater les reflets du film, toujours le même, Connard Ier ne pensait jamais à le changer.
Prince proposait un truc comme: And let me do you like you wonna, and let me do you like you wonna be done. Gino l'a interrompu:
– Et voici maintenant, pour le plaisir des yeux, l'incomparable Lucy; allez Lucy, danse pour nous.
Il a débité quelques douteuses infamies sur un ton de forain langoureux, il s'était toujours refusé à m'appeler par mon vrai prénom pendant les tours de piste. Ça ne lui semblait pas convenable, subtilité de plouc.
J'en étais à me caresser le ventre, j'avais gardé mon slip et je rentrais une main dedans, je la ressortais, je me retournais… Mais je n'avais toujours pas changé de place, et je redoutais le moment où il allait falloir me baisser pour faire descendre ma culotte, lever une jambe puis l'autre… Petite crise d'angoisse. Heureusement, les gestes me venaient sans crise de trou blanc. Ça m'arrivait parfois, ne plus savoir quoi faire, soudaine perplexité: qu'est-ce que je fous là, qu'est-ce que je montre maintenant? Je le savais pourtant, qu'il ne fallait pas trop fumer-boire pendant le travail. Mais je n'étais pas fille à tirer leçon des expériences.
Inspiration subite, je me suis laissée tomber sur le pouf qui était au milieu de la scène, les jambes balayant l'air en de vagues mouvements, j'ai attrapé mon cul à deux mains pour le faire un peu bouger de gauche à droite. J'ai vu un deuxième rideau s'ouvrir, j'aurais parié que c'était Gino l'Embrouille qui venait vérifier que je ne déconnais pas. Je me suis mise à quatre pattes, la tête enfouie dans mes avant-bras, je dodelinais de l'arrière-train, j'avais trouvé une chouette position pas fatigante. Je me suis allongée sur le dos, surtout ne pas vomir, et pas non plus dormir, mais faire glisser son slip jusqu'aux chevilles, le laisser tomber, relever les genoux à la poitrine pour bien dévoiler mon machin rose.
Je suis revenue à quatre pattes jusqu'au centre de la piste, en espérant que ça faisait petite chienne et non soûlarde, puis à genoux, puis debout. J'ai à peine titubé, il n'y avait finalement pas de quoi paniquer. C'était la drogue douce, qui collait le doute là où il n'avait pas lieu de sévir.