Je suis retournée au cagibi.
Cathy, assise, se limait les ongles. Elle portait des chaussures plates à boucle, une jupe plissée bleue sur une petite culotte blanche de pisseuse, un corsage sage mais transparent. Et les yeux cernés.
Roberta n'était pas venue travailler, le docteur avait expliqué qu'elle le supporterait mal. La Reine-Mère avait envoyé une fille pour la remplacer, Gino avait tiré une drôle de gueule quand il s'était rendu compte qu'elle avait les mamelles et les lèvres du ventre tellement percées que ça faisait un petit cliquetis quand elle dansait. Elle avait la peau très blanche et le bas du dos tatoué façon celtique. C'était une fille très moderne.
Je me suis assise, massé la nuque. Cathy et moi avons repris la même conversation que nous avions engagée depuis le matin, incessamment interrompues par le haut-parleur qui nous réclamait en piste. Je disais:
– Si c'était un client d'ici, il y aurait eu du foutre partout. Et il n'y en avait pas une seule putain de goutte. Je pense pas qu'on ait à s'en faire, sérieux, tu devrais te détendre.
Elle a secoué la tête d'un air inquiet:
– Mais tu te rends compte que c'est probablement quelqu'un qu'on connaît qui a fait ça?
– T'en sais rien, elles avaient une histoire avant d'arriver ici, tu les connaissais pas assez pour…
– Cette fille avec qui tu étais hier, il paraît qu'elle les connaissait aussi?
– Ouais, d'après elle ça serait peut-être une histoire de garçon…
– Un mec jaloux?
– En plus compliqué, mais qui revient au même…
Depuis le matin, on avait parlé que de ça, et on répétait tout le temps la même chose. Ça ne me déplaisait pas d'essayer de la convaincre de ne pas s'en faire, puisque, dans l'exercice, je me trouvais d'excellentes raisons de ne pas m'inquiéter non plus. La fille qui remplaçait Roberta est revenue au cagibi, ses affaires en vinyle à la main, nue et massive. Je ne pouvais pas m'empêcher de lui fixer la fente a chaque fois, les grandes lèvres déformées, mutilées, criblées d'anneaux barbares et de clous. Du haut-parleur Gino a annoncé:
– Greta, tu vas en cabine n° 4.
Elle y est allée sans se rhabiller. Moi et Cathy l’avons regardée partir pensivement. C'était la cabine plus chère, on y allait rarement directement. Elle était au fond du peep-show, assez spacieuse pour contenir une sorte de petite scène et il n'y avait ni grillage ni plexiglas entre le client et la fille.
Cathy a soufflé sur son ongle pour bien voir ce qu'elle faisait avec sa lime, elle a dit:
– J'aime pas ce qu'on fait. J'en ai parlé avec Roberta et avec Saïd hier soir, c'est dégueulasse ce qu'on fait…
Le haut-parleur a exigé:
– En piste pour un choix… Faites durer, vous n'êtes que deux.
Pour une fois je me suis levée la première, j'ai soufflé:
– Va te faire foutre, en regardant le haut-parleur et à l'adresse de Cathy:
– C'est de travailler qu'est dégueulasse, pas de travailler ici en particulier…
Et je suis passée en piste.
14 H 30
J'ai regardé le bas des miroirs, pour repérer celui qui était ouvert. Ils l'étaient tous.
Le samedi était un gros jour. Mais on voyait rarement les huit boxes occupés, c'était peut-être même la première fois que ça arrivait.
Sur l'écran vidéo une fille couchée sur une table suçait un type qui la guidait par les cheveux pendant qu'un autre installé entre ses cuisses la faisait décoller à coups de boutoir. J'aimais bien cette scène.
Connard Ier n'avait rien trouvé de mieux à mettre comme cassette qu'un morceau drôlement triste et pas du tout dansant où le chanteur égrenait: Je peux très bien me passer de toi.
Je me suis appuyée contre le pouf couvert de fourrure rouge qui était au centre de la piste. Cul tendu en arrière, je me caressais par-dessus ma petite culotte. J'avais sorti le grand jeu en matière de dentelle noire. Je me suis retournée et levée, laissé glisser ma chemise et passé ma main sur mon ventre, avant de descendre vers mon slip.
Un hurlement m'a arrêtée en plein mouvement. L'espace déchiré, de haut en bas, une vitesse incroyable, je me suis précipitée dehors, entrailles dans les talons, sang aux tempes, vertige de trouille, et les idées très claires: «Il est revenu. Il est en cabine avec la fille. La pleine de piercings, il est en train de se la faire.»
Je suis rentrée dans Cathy en déboulant dans le couloir, l'entrée de L'Endo était sur notre gauche. Les huit portes des boxes autour de la piste se sont ouvertes en même temps.
En sont sortis huit hommes, guns en main. Comme s'ils avaient répété la chorégraphie, ils se sont réparti l'espace sans hésitation. J'ai vu deux canons pointés sur moi, puis j'ai réalisé que deux s'étaient dirigés sur Cathy, deux sur Gino. Bras tendus, impeccables, en angle droit par rapport au buste. Les deux derniers s'étaient postés de part et d'autre du rideau rouge de l'entrée, plaqués au mur. Menton haut et regard fixe, cravatés, cheveux gominés en arrière.
Entrelacs de canons savamment dirigés, toile efficace et imparable.
Le temps de bien réaliser que nous avions de gros soucis, la fille a hurlé à s'éclater la gorge, nos trois regards se sont fixés sur le passage étroit et sombre qui menait en cabine n° 4. Aucun d'entre nous n'a bougé. Le cri s'est transformé en un râle indistinct et mêlé de sanglots, un homme s'est avancé lentement. Démarche de frimeur, beaucoup d'arrogance dans son attitude et sa façon de ne pas se presser.
Son manteau descendait jusqu'aux chevilles, lunettes noires rutilantes, il est venu se mettre au milieu de nous, en évidence sous les sunlights. Il ne disait rien, il semblait savourer la tension.
Il faisait sauter dans sa main des petites choses brillantes.
Je n'ai pas compris ce que c'était jusqu'à ce que la fille arrive à son tour, braillante, clopinante et nue. Ses cuisses robustes maculées de sang, ses lèvres rasées en charpie; ses seins barbouillés de rouge. Plus d'anneaux, il les avait tous arrachés et les faisait sauter dans sa main. Quand elle nous a vus encadrés de canons, statufiés et impuissants, elle est tombée à genoux en pleurant, s'est tordue par terre, s'empoignant le sexe à deux mains, puis les portant devant ses yeux s'est mise à hurler de plus belle.
L'homme aux lunettes noires faisait sauter son butin dans le creux de sa main. Elle a fini par le soûler, il a eu un signe agacé du menton dans sa direction, l'un de ses collègues lui a décroché un grand coup de pied dans la mâchoire. Elle a effectivement baissé d'un ton, sangloté en aparté. S'approchant de Cathy et de moi, l'homme a pris la parole:
– Deux filles ont été assassinées il y a trois jours, et on ne peut pas dire que votre sécurité soit bien assurée pour autant… Décidément, tout cela manque de sérieux…
Comme s'il le regrettait sincèrement. Il avait une façon bien particulière de détacher les syllabes, il s'adressait à nous très gentiment. De près, on voyait qu'il y avait du sang et des poils sur les anneaux. Il a écarté les bras, levé les yeux au cieclass="underline"
– La vieille folle a envoyé ces deux filles à l'abattoir. Et maintenant, elle vous laisse exposées à tous les dangers. Mais elle ne veut pas négocier avec nous, elle ne veut rien entendre… Elle est même très désagréable…
Je me tenais droite et me sentais très attentive. Au canon pointé sur moi, présence obsédante qui me collait en apesanteur. Le reste se déroulait en arrière-plan, je sentais que je pouvais me faire exploser d'une simple pression sur la gâchette, je n'avais que cette idée en tête. Aussi proche qu'inacceptable. Je n'avais pas vraiment peur, j'étais juste bloquée net, reliée au canon de façon presque tangible. Sur le tranchant, pleine de précautions. L'homme m'a demandé:
– Vous vous rendez compte qu'un fou dangereux a tué deux amies à vous? Qu'il est laissé en liberté et protégé par l'orga? Et même probablement rémunéré par l'orga pour ramener des images qui se vendent cher… Et au lieu de se faire arracher ses babioles, cette pauvre fille aurait pu y rester! Vous trouvez ça normal?