Mireille cogitait:
– Il est juste assez taré pour ça… Il a le truc, je le sens, quelque chose de très romantique, mais tout à fait désespéré… Tu ne trouves pas?
– Et le mobile?
– On n'arrache pas la peau des victimes quand on a un mobile, réfléchis; quand on fait comme ça, c'est qu'on a un problème. Et il a un problème. T'es d'accord?
– Pas convaincue pour autant.
– Une intuition. On va s'asseoir?
Le vendeur de fleurs à la pièce a fait un passage, il portait une veste de clown à carreaux verts, a fait le tour des tables et partout les gens ont évité son regard en faisant signe que ça ne les intéressait pas.
Sont arrivées Roberta et Cathy, qui étaient devenues drôlement copines depuis que plus rien n'allait.
Mireille a commenté en les regardant s'approcher:
– Parfait, on va faire une belle table de pintades…
Elles avaient l'air l'une comme l'autre un peu remises de leurs émotions. S'étaient faites toutes pimpantes, la gueule savamment ravalée et le cheveu brillant. Comme on n'avait pas exactement un tas de choses à se dire j'ai fait remarquer:
– Vous êtes jolies, les filles, ça a l'air d'aller.
Et elles ont gloussé en se regardant, Mireille a continué à être désagréable:
– Vous vous êtes prêté vos godes, on dirait.
Elles se sont assises sans relever, Roberta a pose son courrier devant elle, en expliquant:
– On a regardé des films toute la nuit, on vient juste de se lever, on n'est même pas encore sorties.
Ce qu'il y a de pratique quand les gens ont vraiment des vies de cons, c'est qu'un rien suffit à les distraire.
Elle a déchiré la première enveloppe de son courrier, c'était une facture EDF et on a eu droit à un speech assez long sur son compteur qu'elle ne pouvait pas bloquer parce qu'il était sur le palier.
J'ai soupiré:
– T'as vraiment l'air d'aller mieux, Roberta…
Sonia n'arrêtait pas de secouer sa cigarette au-dessus du cendrier, les yeux rivés sur la rue, elle n'écoutait pas ce qu'on disait.
Roberta a déchiré sa deuxième enveloppe, Sonia s'est emportée:
– La putain de lui, il me file rencard à 15 heures, il me tanne pour que j'y sois parce qu'il a pas le temps de m'attendre et lui il est pas à l'heure, je vais pas rester là à prendre racine tout l'après-midi, moi…
Mais elle s'est arrêtée toute seule, on regardait toutes Roberta, qui avait changé de couleur. Elle tenait des photos dans sa main, sans bouger, et Cathy s'est penchée sur elle pour voir, à cause de sa drôle de tête et a eu cette étrange réaction, très radicale: elle a tourné la tête et a vomi sur le côté, une petite gorgée brune, plus sonore que salissante.
Roberta n'a même pas tourné la tête vers elle, elle a posé les photos à plat sur la table et a eu elle aussi une étrange réaction, un petit rire nerveux.
Mireille, Sonia et moi, nous nous sommes avancées pour regarder.
Pas les mêmes photos que celles que j'avais vues dans le bureau de la Reine-Mère, mais bien les mêmes sujets. Une de chaque. Il a fallu à Mireille et à Sonia un tout petit peu plus de temps qu'à moi pour comprendre de quoi il s'agissait, un temps de décalage dont je me souvenais bien, pour réaliser quoi était quoi et à qui ça appartenait. Roberta nous a fait passer le mot qui accompagnait ça, lettres de traitement de texte, très élégantes, penchées sur la droite et des fioritures plein les majuscules…
«Regarde bien ce qui arrive aux petites putains dans ton genre, tu ne perds rien pour attendre: j'ai bien noté ton nom sur ma liste… À bientôt.»
Sonia s'est emparée de l'enveloppe où figurait l'adresse complète de Roberta.
Saïd et Mathieu sont arrivés, mains dans les poches, hilares comme après un bon échange de blagues pas fines. Mathieu a ôté sa veste et l'a posée sur le dossier de la chaise de Cathy, très détendu. Sonia a fait remarquer:
– Vous avez l'air de types satisfaits de votre journée?
– On n'a pas à se plaindre de l'après-midi…
Elle a désigné les photos sur la table:
– Je crois qu'on a de quoi vous calmer…
– Méfie-toi, tu marches dans du vomi…
J'ai fait remarquer ça parce que c'était vrai, c'était pourtant une petite flaque, mais il se tenait pile dedans.
MARDI 12 DÉCEMBRE
16 H 00
– J'aimerais bien qu'il se pointe, je lui cracherais à la gueule, sans un mot… Je veux plus entendre parler de lui.
Ça lui était venu, soubresaut inattendu, en plein milieu d'une autre conversation, une petite pensée formulée à l'égard de Victor.
– En fait vous étiez ensemble à Paris?
– T'as quelqu'un à renseigner?
On était toutes les deux dans sa minuscule cuisine blanche, elle avait posé un couteau à rougir sur la plaque électrique, pour découper un bloc de biz. Volets fermés, pour que personne ne voie. Mais même lorsqu'elle ne faisait rien de suspect, elle laissait les volets fermés. Son appartement était situé au rez-de-chaussée et n'importe qui de la rue pouvait s'arrêter et regarder ce qui se passait chez elle.
Elle s'est frotté le nez comme s'il la chatouillait, est revenue à la conversation précédente, son sujet de prédilection du moment:
– Il peut se passer plein de choses dans le crâne d’un type qui ne se défonce jamais, ne trompe jamais sa copine, qui ne déconne sur rien du tout. Le jour où ça cède, ça peut faire du chaos…
Mireille s'est levée, a vérifié que le couteau était assez chaud. Puis elle a tiré un torchon propre d'un tiroir pour appuyer sur la lame en découpant. Elle s'était mis en tête de me convaincre de ce que Saïd était un coupable adéquat. C'était surtout un bon prétexte pour pouvoir parler de lui. Il y avait quelque chose chez ce garçon qui l'attirait, la dérangeait.
Je me sentais un peu lasse d'entendre ressasser du Saïd sans interruption, j'ai fait remarquer:
– On chauffe le biz, Mireille, pas le couteau.
J'ai rempli nos verres de porto trop sucré qu'elle achetait à trente balles chez le rebeu en bas de chez elle.
Mireille portait toujours les cheveux tirés en arrière en chignon, ça lui donnait l'air sage et le cou très délicat. Elle a rassemblé les miettes de shit dans du papier alu et me l'a tendu pour que je roule un biz. Elle a commencé à peser ses parts sur une petite balance, avec des poids minuscules et dorés. On aurait dit qu'elle jouait à la marchande.
Ça a frappé aux volets, je suis allée ouvrir à Julien. Il avait prévenu qu'il passerait choper sa part de biz, Mireille pratiquait des tarifs défiant toute concurrence. Les volets montaient et descendaient tout seuls, il suffisait d'appuyer sur un bouton sur le côté. Mais ils faisaient ça très lentement, fastidieux lever de rideau.
Il a attendu qu'ils soient complètement refermés pour demander:
– Vous savez, pour L'Arcade?
Tout en faisant un sourire de brave, mais le regard se barrait en couille:
– Ils sont passés tout à l'heure… Tout brûler. Les pompiers viennent de partir. J'en viens, là.
Mireille a suspendu un geste en plein mouvement, écarquillé les yeux, émoustillée:
– T'y étais, toi?
– Ouais, il y avait Saïd, moi, Guillaume, Mathieu, Sonia… On y était tous.
– Les mêmes que l'autre soir?
– Ils se ressemblent tous, j'en sais rien… Mais y avait pas de chef, que du sous-fifre… Ils ont fait ça calmement, ils étaient bien mis, organisés. Rien à redire: très professionnels.
– Y avait des gens dedans?
– Non, ils ont fait sortir tout le monde. Sorti les
bidons, lâché l'allumette, remonté en voiture, disparu.
– Mais les flics font jamais rien chez vous?