– D'après Sonia qui le tient d'un client à elle, les flics interviendront une fois que les gens de chez Cheung auront fait le gros du ménage. Le feu vert viendrait justement d'en haut… Y a des éléments qui nous manquent pour bien savoir ce qui se passe… Mais faut croire que tout le monde s'est mis d'accord parce que les flics qui sont passés n'avaient l'air ni ennuyés ni surpris. En ce qui les concerne, tout a l'air de se passer comme il faut…
– Mais vous n'avez pas essayé de vous défendre?
Je n'avais rien dit depuis l'arrivée de Julien, je me suis manifestée un peu agressivement:
– Qu'est-ce que tu veux qu'on défende? Y a rien à nous là-dedans, c'est tout à la Reine-Mère et on l'a pas vue depuis trois jours… Qu'est-ce que tu veux qu'on s'emmerde à défendre un putain de bar qui ne nous appartient pas?
Julien a surenchéri:
– De toute façon, je vois pas ce qu'on ferait pour… Putain, y avait pas match: ces types nous enterrent trop largement… T'aurais dû voir ça…
Mireille a recommencé à couper son biz:
– C'est les nouveaux patrons, quoi… Fallait leur dire que c'était si facile de s'installer chez vous.
Sur le ton méprisant des femmes qui se plaignent de ce que Chéri ne gagne pas suffisamment quand c'est pas elles qui bossent.
Je m'empêtrais en silence, de plus en plus loin dedans. Inextricable. J'avais la tête plongée sous l'eau, pleine d'appréhension sans nom, choses me frôlant que je sentais sans pouvoir les voir, concentrée sur la boule d'angoisse, et je suais par litres lorsqu'elle se déplaçait.
Légitime déroute, rien que les prémices d'une petite Armageddon.
17 H 00
C'était à quelques pas, comme tous les endroits où on avait à se rendre. Trois escaliers à monter, deux rues à traverser. Le temps pour Julien de rouler un biz pour la route et nous sommes sortis.
On allait chez Mathieu. Julien habitait chez lui depuis plusieurs jours.
Mireille devait venir avec nous, on était déjà sur le trottoir lorsque son téléphone a sonné, elle est restée quelques minutes à l'intérieur, puis est revenue nous prévenir qu'elle attendait quelqu'un, qu'elle nous verrait plus tard.
En chemin, le décor me faisait comme dans les vieux films projetés sur un écran tendu derrière les personnages. Les maisons inquiétantes et tordues faisaient partie d'un tournage précédent, antérieur, auquel je n'avais pas assisté. On avançait doucement et la voix de Julien résonnait, étonnamment loin.
Rue Pierre-Blanc, tout le début de la rue était parfaitement normal. Ça m'a rappelé les jambes des filles sur les photos, intactes. J'avais remonté cette rue des centaines de fois, elle n'avait pas bougé, et il était difficile d'admettre que quoi que ce soit de surprenant s’y était passé.
On est restés devant un long moment, mains dans les poches, plantés dans le froid sans rien trouver à se dire.
L'enseigne léchée de carbone, détachée, pendouillante, les entrées de chaque côté, le sol couvert de gravats. En si peu de temps, tant de dégâts. Les vitres avaient explosé, on voyait l'intérieur, les banquettes calcinées, le bar noir affaissé.
J'ai fini par dire:
– C'est pas joli à voir.
– Julien a repris un peu de poil de la bête, persiflant:
– Et la fête n'est même pas finie…
Il a haussé les épaules, tourné le dos à ce qui restait de L'Arcade, prêt à lever le camp. Il a remarqué:
– D'ici à quelques mois, la plupart d'entre nous travailleront pour eux… On aura oublié tout ça. C'est le côté pénible des vainqueurs, toujours un peu arrogants quand ils débarquent…
De la fenêtre en face Guillaume a sifflé, on a levé la tête tous les deux en même temps. Il a hurlé:
– Ramenez des clopes avant de monter.
Il restait ces choses normales, au milieu des décombres. Ces gestes habituels, réflexions anodines. La vie qui continuait, prenait ces drôles de routes, mais finalement restait la même. Et on a refait le chemin en sens inverse, pour aller jusqu'au bureau de tabac.
Une voiture a ralenti derrière nous, j'ai senti mon ventre se serrer, puis tout qui remontait simultanément, j'étais remplie de trouille bien prête à éclater.
Je m'étais sentie chez moi dans cette rue, pendant des années, et il suffisait d'une semaine pour que ça devienne terrain ennemi, suspicions, trouillardises, sursauts au moindre bruit qui me venait du dos.
Soulagement en reconnaissant Laure, qui s'est arrêtée à notre niveau, a baissé sa vitre. Et puisque la vie continuait, c'est Julien qui s'est penché vers elle, tout sourires:
– Mademoiselle?
– Je cherche Saïd, vous ne savez pas où il est par hasard?
– Pas vu, pas pris… Non, moi je sais pas, tu sais, toi, Louise?
Je me suis penchée aussi, je lui ai trouvé le sourire inexpressif, une pauvre tête elle aussi, une tête de circonstance, j'ai dit:
– Il est peut-être chez Mathieu, je crois qu'il y a du monde là-haut. Tu veux monter voir avec nous?
– Non, non…
J'ai proposé:
– Tu veux qu'on lui dise de t'appeler s'il y est?
– S'il te plaît, oui, dis-lui que c'est important.
Elle parlait plus doucement encore qu'à son habitude, évitait de me regarder, recroquevillée sur son siège. J'ai mis ça sur le compte de notre dernière entrevue, lorsqu'elle était venue en chemise de nuit rechercher Saïd à L'Arcade, j'ai promis:
– Je t'appelle de toute façon, tu rentres chez toi maintenant?
Mais je savais très bien que j'oublierais de le faire. Elle ne s'en doutait pas, m'a expliqué:
– Je rentre tout de suite, je te remercie beaucoup. Je viens de passer devant le bar, qu'est-ce qui s'est passé?
– Julien est intervenu:
– Fin d'époque, pas de quoi en faire un drame.
Il frimait faux, en rajoutait sur l'indolence.
Le chien, derrière, s'est mis à tourner en rond en gémissant, faisant trembler la voiture et Laure a redémarré. Ses yeux dépassaient à peine du volant.
Et, à partir de ce jour, les rues prirent une autre dimension, rajout de taches sombres sur tout le quartier. Couvercle posé là, les maisons bien trop hautes, manque d'air, odeurs trop fortes malgré l'hiver, des odeurs écœurantes, acres. Tout devenait menaçant, sale et humide, les allées obscurcies. Mauvais silence alentour, une abominable tranquillité sournoise qui ne durerait pas.
22 H 00
Passé toute la soirée chez Mathieu. Appartement de garçon bricoleur, des étagères partout et des meubles construits le dimanche après-midi. Beaucoup à boire, conversations en mosaïque, embrouillo-centriques…
Les garçons s'excitaient entre eux, parlaient de choc de retour et de défendre leur place. Sonia était de la partie. Moi, je ne voyais pas bien quoi faire.
Je me suis assise à côté de Guillaume, j'ai collé mon épaule contre la sienne, il tenait sa bière à la main, ne la portait jamais à sa bouche.
Puis il a dit:
– C'est trop l'enfer ici en ce moment, insupportable.
J'ai acquiescé, commenté:
– Putain! ce que ça va vite… Suffit de peu de choses, trois grains de sable et c'est l'émeute.
Temps mort, on a bu en silence, yeux rivés sur les autres qui s'excitaient les uns les autres. J'ai prédit:
– C'est plein de soldats potentiels ici, on va se faire une petite guerre civile. Mais, toi, tu vas pas te battre, tu vas rester tranquille, non?
Il a secoué la tête, rire morne:
– Aucune chance. On va partir avec Mathieu, il a un plan pour la Nouvelle-Zélande, il vient de se décider et il m'a proposé d'y aller avec lui. On se barre dès que nos papiers sont prêts. Faut que je me tire, je ferai pas un mois de plus dans ce quartier.
J'ai approuvé, dit quelque chose comme:
– Tu vas voir un tas de matchs de rugby, faudra penser à me raconter.