– Quelque chose que tu aies envie d'écouter?
Il ne s'était visiblement rien passé qui justifie le moindre flottement dans l'attitude. Le coup d'œil changé, quand même, et on ne m'avait jamais regardée comme ça. À croire qu'il m'avait pissé dedans pour marquer son territoire. Et je sentais ça direct au ventre, que je l'aie voulu ou non, un lien solide et bien réel.
C'était une grande colère qui s'élançait en moi, sans me franchir le bord des lèvres. En même temps qu'un grand trouble. Et je ne disais rien.
Et tu n'as rien à dire parce que tu savais bien que ça pouvait arriver et tu es venue quand même. Aucune raison de te plaindre. Trop tard.
Il a déniché la cassette qu'il cherchait dans un autre boîtier, l'a enfoncée dans le player. Monté le volume, il s'est souvenu:
– Initialement, je t'ai invitée à fumer le biz, non?
Il est venu face à moi, touché ma joue en disant:
– D'ici demain elle sera bien noire… Tu fais la gueule? C'était la seule façon, avec toi. Je te voulais, je savais que tu voulais aussi et je savais que c'était comme ça qu'il fallait faire.
Ton enjoué, assurance tendre et amusée. Je me suis sentie stupide, à rester immobile sans un mot, prostrée sur le canapé. Et surtout il était furieusement près, dangereusement près de moi. Je me suis secouée:
– Je vais partir. À ta place je ferais pareil avant que Mireille revienne…
Où t'es allée chercher cette voix de merdeuse ébranlée? Arrête avec ça, parce que ce n'était même pas si terrible, c'est dans ta tête que ça cogite trop, y avait même pas une seule putain de goutte de sang. Alors lève-toi et arrache-toi.
Je me suis levée pour commencer à me rhabiller, il s'est assis. Jambes bien écartées, bras croisés, très surpris:
– T'es comme ça, toi? Je me donne un mal de chien pour t'en mettre un coup et tu restes même pas cinq minutes?
Je remettais le dernier bouton de mon jean, j'ai relevé la tête:
– Je te trouve pas hyperdrôle, connard, et à ta place je dégagerais de là vite fait avant que Mireille rentre.
– Pourquoi veux-tu que je parte?
– Tu te dis que tu vas réussir à lui faire gober que ce qui vient de se passer c'est normal et c'est cool, pas de problème?
– Bien sûr que je peux, une simple question de forme. Sauf que je n'ai pas l'intention de lui en parler.
– Tu crois que moi je vais me taire?
Il brûlait du shit sur un album BD, a relevé la tête et fait la grimace:
– Y a un truc qui m'échappe chez toi: je sais reconnaître une vraie conne quand j'en vois une, et c'est pas ton cas. Alors à quoi tu joues là? Tu vas aller lui expliquer: «Mireille, ce garçon dont tu m'as tant parlé, il faut que je te dise, c'est après moi qu'il en a, et il m'a collée sur la table pour me le faire, il veut que je revienne demain, je suis désolée pour toi…» Toi, tu vas lui dire ça?
Et je le faisais bien rigoler.
Il ne m'a pas laissé le temps de répondre, il a demandé:
– T'as une clope? Assieds-toi, détends-toi, récupère un peu, fume le spliff…
J'ai hésité, il m'a tendu le papier à rouler:
– Tu t'occupes du collage et du filtre?
Je me suis assise, j'ai fait le collage et j'ai déchiré le ticket de train mis de côté à cet effet pour préparer un filtre. Bien sûr que non, je n'oserais pas en parler à Mireille. J'ai imaginé la scène que ça engendrerait, et admis à voix haute:
– Non, je vais pas lui dire. Je vois pas l'intérêt, mais je préférerais que tu te casses d'ici, sérieux, j'aimerais mieux plus jamais voir ta gueule. Je crois que tu réalises pas bien comment je t'en veux.
Il a pris le temps de rouler le biz, puis l'a mis de côté. Il s'est rapproché de moi:
– Alors comme ça tu m'en veux?
Je me suis reculée, mais c'était une réaction vide, ça ne basculait pas dedans comme ça l'avait toujours fait.
Il m'a empoignée à nouveau et tenue contre lui, le sourire revenu, le sourire de quand il était dedans:
– Tu vas la jouer pétasse comme ça combien de temps? Je vais rester chez Mireille, parce que c'est le plus pratique. Et toi je vais te revoir dès demain. Parce que t'en crèves d'envie que je m'occupe de ton cas.
– Tu crois réellement que je vais revenir demain?
Et je n'avais jamais parlé à quelqu'un d'aussi près. Le truc était cassé, le truc qui ne voulait pas de façon tellement terrible. Cette chose forte comme le roc était fracassée, une fois pour toutes. Il m'avait arrachée, déchirée. Et soulagée du plomb.
Je l'ai vu jeter un œil à la pendule, pour vérifier qu'il lui restait le temps.
Je le laissais faire, descendre mon pantalon et ôter mon pull. Comme on dessape une gamine.
Recommencé, ses yeux grands ouverts n'avaient rien de bienveillant, me fouillaient bien au fond. Tout le long, je cherchais ce que je sentais, ce que je pensais, je ne me trouvais nulle part et je ne regardais pas ailleurs, ça faisait mal encore, mais il allait tellement doucement, ça faisait mal avec entêtement, et pas si mal que ça. Ça me léchait dedans, je n'avais jamais vu les yeux de personne d'aussi près, me remplir comme ça, sa bouche me dégoûtait, je sentais monter un vomi imaginaire. Mais je laissais faire, inerte comme un sac, j'attendais, je me cherchais, je ne me trouvais plus nulle part et j'étais contre lui, passive et réticente, dépossédée.
Puis il s'est emporté, dérapé dans l'urgence, furieusement, jusqu'à se soulager.
15 H 00
J'ai déambulé dans le quartier pendant tout l'après-midi. J'enfilais les rues comme elles se présentaient, je sentais à l'intérieur un espace creusé, enflammé. Je n'avais pas pris de douche avant de partir, j'étais juste passée aux chiottes m'essuyer et je pensais que tout était sorti, mais il m'en coulait encore plein. J'avais pourtant vu plein de mecs cracher leur truc, mais jamais je n'avais imaginé qu'il y en avait tant que ça.
Chemin faisant, j'ai croisé des gens que je connaissais un peu et je leur ai dit bonjour en essayant que ça soit comme d'habitude et j'entendais bien que ça n'avait rien à voir avec d'habitude. Mais eux ne s'en sont pas rendu compte.
Et j'étais furieuse contre moi, me traversaient l'esprit des images où quelqu'un me bloquerait la tête contre un mur et me déchirerait le crâne d'une seule décharge de fusil, des images où quelqu'un m'écrabouillerait le ventre à grands coups de pierre, me réduirait en purée de chair et d'os broyés. Et toutes ces choses étaient méritées.
J'ai marché comme ça pendant des heures, puis j'ai croisé Guillaume place Sathonay, il s'est exclamé en m'approchant:
– Qu'est-ce que tu t'es fait?
J'ai d'abord cru qu'il lisait sur ma face ce qui s'était passé. Mais il a insisté:
– T'as pris un pain? Qu'est-ce qui t'est arrivé?
Alors j'ai compris que ma joue avait pris une sale couleur et le bobard est sorti tout seul, naturel, servi avec le sourire:
– J'ai insulté un type en voiture, je lui ai dit d'aller niquer sa mère au lieu de conduire comme un connard, et il est sorti, et il m'en a allongé une. Alors je suis restée comme une conne, sur le bord du trottoir, à attendre sagement qu'il reparte. Un molosse, je l'avais mal vu au départ…
Surtout ne pas faire d'histoires, et ne pas déballer la mienne. Qu'est-ce qu'il y comprendrait et qu'est-ce qu'il pourrait bien me dire, de toute façon?
Il a commenté:
– Il t'a drôlement bien arrangée, putain… C'est quelqu'un que t'avais déjà vu? Tu sais où il est?
– Non, il était immatriculé dans le 13, jamais vu cette tête auparavant…
– Putain de Marseillais…
Et c'est devenu la version officielle, celle que j'ai remise sur le même ton du «On va pas en faire un drame» à toutes les personnes qui m'ont demandé: «Mais qu'est-ce qui t'est arrivé?» Celle que j'ai ressortie le soir même à Mireille, en pensant au sourire que ça arracherait à Victor quand elle le lui répéterait.