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Je me suis approchée du miroir qui s'était ouvert en premier. Me suis tenue au mur, pour lui balancer un peu de seins en gros plan. Le téléphone mural a sonné. De leur cabine les clients pouvaient appeler la fille en piste pour discuter de choses et d'autres. Sans lâcher le mur j'ai décroché, dégluti une sorte de «mouuui?» tout alourdi d'alcool et ça m'a fait ricaner. Je me suis mise à genoux devant sa cabine, je me triturais les tétons en essayant de répondre correctement.

– Toi, ma grande, je te pinerais volontiers, continue de te caresser les seins, ça me met la queue bien dure.

J'ai senti que ça remontait, surtout, ne pas vomir. J'ai dit:

– Et maintenant, imagine que tu te branles entre, imagine que je te branle avec mes seins, ça te plaît ça?

En général, ça plaisait. J'ai essayé de prendre une voix de fille coquine, mais je manquais de conviction, j'avais la tête partout sauf à ça. Il a sorti une ou deux grosses conneries, salasseries basiques:

– T'es une coquine, toi, hein? Je me branle comme un fou en matant tes nichons.

Sur un ton d'affolement ultime. J'avais coincé l'écouteur contre mon épaule et je faisais n'importe quoi avec mes seins. J'ai fini par l'interrompre:

– Tu veux voir ma copine maintenant? C'est une super fille, attends!

Comme Roberta, comme la plupart des filles, j'avais ma tessiture spéciale piste et mes expressions pour clients, rien à voir avec le civil. Les premiers jobs parlants que j'avais eus, je n'osais pas trop parler aux clients comme une demeurée profonde, parce que je me disais qu'ils allaient mal le prendre et penser que je me moquais d'eux. Et puis, à force, je m'étais rendu compte que c'est exactement comme ça qu'ils voulaient qu'on leur parle, avec des voix qui n'existaient pas dans le registre courant. Des voix de filles «comme ça». Des voix idiotes et bien crispantes. Bandantes, quoi.

J'ai ramassé ma blouse par terre en sortant. Lola attendait son tour derrière le rideau, nettement plus en forme que moi. Tout à fait absente, mais sans hésitation motrice. Je me suis sentie pleine de respect pour elle, et je suis restée quelques minutes derrière le rideau, à la regarder faire… Le rouge de la moquette, les dorures autour des miroirs, tout ce brillant toc et bon marché, fourrures ternes parce qu'elles avaient été achetées d'occasion, le costume de Lola, string et soutien-gorge incrustés de pierres scintillantes dans les verts… décors et costumes de petit cirque minable, piste étriquée, costumes élimés.

Elle n'était pas vraiment jolie, pas au sens classique du terme. Teint brouillé, cheveux ternes, un peu grasse des cuisses, des hanches, du ventre…

Quand on le lui faisait remarquer, elle fusait tout entière en un rire sonore et sans trace d'amertume:

– Vous êtes fadas les filles, je suis bien assez bonne pour tous les porcs de la planète, pas besoin d'en faire trop pour leur coller la fièvre, et elle empoignait ses hanches à pleines mains: Tu m'attrapes par là, tu t'accroches, et là où je t'emmène jamais personne s'en est plaint.

Elle dansait comme une reine soumise. Le coup de reins lascif et inspiré. Bien sûr, c'était elle que les clients choisissaient le moins, parce que c'était une règle absolue: trop de classe fait un mauvais tapin.

En cabine, elle n'excellait pas pour les discussions de tunes, mais elle s'en tirait en murmurant ses cochonneries avec ces drôles de mots qu'elle seule utilisait. Ceux qui s'y laissaient prendre y revenaient plusieurs fois par semaine, elle les rendait à moitié fous. Elle avait le don pour dire des saloperies, le même que pour la danse. Elle ne trichait pas, faisait ça sans schizophrénie aucune: Lola était telle quelle, au cagibi comme en piste. Brillante, toute en appétits gigantesques et confiants. Et déchirement en fond de pupille, de la douleur brute qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Lola ne voyait pas pourquoi elle tricherait, elle exhibait sans crainte son désarroi, son cul et son vrai rire.

17H 15

Depuis 11 heures le matin que nous étions dans la baraque, nous n'avions pas vu la lumière du jour. Le soleil blanc chamboulait un peu la tête.

Il faisait étonnamment beau en ce mois de décembre, un grand soleil d'hiver. Quai de Saône, La Pêcherie avait même sorti la terrasse. Et les filles en profitaient pour faire comme en été: montrer leurs jambes et leurs plus jolies robes.

Macéo glapissait de joie, tirait sur sa laisse à m'en déboîter l'épaule. Quelque chose d'incongru, cette joie tapageuse dans ce corps massif et surpuissant.

Roberta était habillée court, voyant et jeune, genre magazine de mode. Comme si elle ne s'était pas assez fait reluquer pendant ses huit heures au boulot, il fallait encore qu'elle attire le regard dans les bars.

Nous nous sommes arrêtées au labo photo où travaillait Laure, une boutique de développement en une heure où elle trimait sur de grosses bécanes en arrière-boutique, à l'abri des regards.

Elle nous a remerciées en fixant le sol, ses petites mains rouges qu'elle avait un peu moites s'affolaient de part et d'autre du comptoir. Le chien tournait autour d'elle, la bousculait et les jambes de Laure semblaient plus frêles encore. Elle a changé de voix pour le calmer, tessiture grave et ferme, qui ne lui ressemblait pas. Mais faisait obéir le molosse.

Menue et effacée, elle était doucement dingue, comme le sont parfois les gens tranquilles et intégrés. Elle portait les cheveux longs pleins de boucles soyeuses, la peau lumineuse et fine comme de la porcelaine. D'une timidité obstinée, jusqu'à en être désagréable.

Nous n'avions pas grand-chose à nous dire, elle n'était pas femme à faire de longs discours. Ses yeux se sauvaient toujours quand les miens les cherchaient. À force de la traquer, je lui arrachais parfois un regard pleine face, et il me semblait alors qu'une force intense jaillissait d'elle. Je lui cherchais la pupille avec application, ce que j'y voyais parfois me fascinait.

En sortant, Roberta, que Laure ne troublait pas, a lâché:

– De plus en plus demeurée celle-là…

Et puisque je n'ajoutais rien, a commenté:

– Cathy m'a dit qu'elle avait vu Saïd qui sortait de chez Stef et Lola. Tu savais qu'ils se connaissaient?

– Même pas; heureusement que tu es là, personne ne m'avait prévenue.

On se surveillait de près dans le quartier, il ne s'y passait rien qui ne soit relaté-déformé dans la journée.

Saïd était le petit ami de Laure, un ancien du quartier. Toujours aimable, mais strictement distant avec nous tous. Ne se fourvoyait ni avec les voleurs ni avec les dealers, et encore moins avec les filles qui travaillent sans culotte. On le croisait tous les jours à L'Arcade où il venait boire des cafés, il était copain-voisin avec le patron. Il discutait un peu avec tout le monde, écoutait les gens parler avec une lueur amusée dans l'œil. Il aurait pu mettre n'importe qui dans sa poche, tranquillement, l'air de rien. Il allumait les gens, les soumettait au charme.

Roberta s'est étendue sur le sujet:

– On s'est demandé d'où ils se connaissaient, elles sortent jamais nulle part ces deux-là… D'ailleurs, Saïd sort pas souvent non plus. Mais il paraît qu'il est tous les jours chez elles. Cathy m'a dit que…

Roberta et moi nous retrouvions aux mêmes endroits depuis des années, atterrissions dans les mêmes bars, nous faisions embaucher dans les mêmes boîtes. Nous étions devenues familières, de fait, sans nous trouver aucune affinité.

17 H 50

Bouffée d'air chaud à peine la porte de L'Arcade Zen poussée. Je passais tellement de temps dans ce bar que ça me faisait comme de rentrer à la maison et d'y trouver le repas préparé et bien chaud sur la table.