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Victor n'était pas exactement inattentif à mes réactions, mais sentait aussitôt que je n'avais pas envie d'y répondre. Il se contentait de s'assurer que je ne lui cachais rien, que je ne savais pas où elle était, et passait de bonne grâce aux choses qui m'intéressaient.

Saïd disait vrai: Victor, en arrivant à Lyon, s'était installé chez la Reine-Mère. Il n'avait pas eu besoin de la coller par terre ni de lui maintenir les poignets pour lui en mettre quelques coups. Ça s'était fait à la salive, il l'avait conquise au bla-bla. Puis quelque chose s'était mal passé, il ne racontait pas quoi. Je ne posais aucune question, parce que je n'étais pas pressée de connaître toute l'histoire. Ni moi ni Mireille ne savions pourquoi il se cachait.

Et j'ignorais pourquoi il tenait tant à la retrouver.

C'est à ça que je devais lui servir. Pendant son stage avec elle, il l'avait entendue parler de moi à plusieurs reprises, comme si j'étais sa grande fille. Il avait fait ce calcul simple: elle finirait par me contacter. Et moi je finirais par dire à Victor où la trouver.

Sachant ce que Victor attendait de moi, je m'inquiétais surtout à l'idée de le décevoir. Il ne me semblait pas évident que la Reine-Mère prendrait la peine de me joindre, je ne comprenais pas qu'elle lui ait parlé de moi, et je ne voyais pas pourquoi elle me gratifierait d'un au revoir particulier.

C'était la chef. Une fois la boîte coulée, le P-DG visite rarement ses ex-employés, même le meilleur de l'année.

Chaque jour écoulé augmentait l'impatience de Victor.

Et je n'étais pas sûre de le croire, quand il s'enroulait autour de moi en murmurant: «Même si je dois repartir les mains vides, encore repartir à zéro, je voudrais que tu viennes avec moi.»

Je m'accrochais à son dos, de toutes mes forces. Départ imminent, au-dessus de nos grands mélanges. Rien à faire contre ça que m'écarter à fond et le prendre au plus loin, en espérant que ça aille.

Je me suis levée et rhabillée, comme tous les jours, un peu avant que Mireille ne rentre.

En même temps que je prenais l'habitude de rejoindre son amant dans son lit, je liais avec elle de bien tendres rapports.

Il existait deux réalités distinctes et coexistantes qui ne se mélangeaient pas, deux temps différents.

Je n'ai jamais eu mauvaise conscience, pas un moment de dilemme.

Puisque, de toute façon, je ne pouvais pas ne pas le faire.

17 H 00

Je remontais le boulevard de la Croix-Rousse, je faisais mine de bien savoir où j'allais et ce que je devais y faire. En vérité, c'était juste histoire de marcher.

Un taxi s'est rangé de mon côté du trottoir, Sonia a sorti la tête de la fenêtre, larges signes de la main, pour que je me dépêche de la rejoindre. Quand je suis arrivée à sa hauteur, elle a ouvert la portière et s'est poussée pour que je rentre. Je n'avais rien de mieux à faire qu'un tour de la ville avec elle, et je suis montée sans hésiter.

– Putain de coup de cul, j'étais juste en train de me creuser la tête pour savoir où je pouvais te pécho et pile tu passes sur le trottoir.

– C'est pas un coup de cul, c'est ce quartier qu'est tout petit, tu vas bien? Tu me cherchais?

– T'es au courant pour Le Checking?

– Ils l'ont passé au napalm?

– Ils sont venus dans la journée… Ils ont vidé le bureau de la Reine-Mère, de fond en comble… Tout cassé dans son bureau. Pas touché le reste, ils sont en train de s'imposer pour la gestion de la boîte. Mais dans les locaux du haut ils ont tout retourné, ils cherchaient quelque chose.

– Quoi?

– Personne sait.

J'ai simulé, par politesse, une sorte de découragement songeur, en regardant la ville par la fenêtre. Je m'en foutais. Royalement. Tout se passait assez vite, et de manière assez diffuse. Ne me concernait plus de plein fouet. Déjà fini tout ça, croix dessus sans remords, j'avais faim de la nouvelle vie, de rafales de chaleur. Ce type crachait un foutre de feu.

En revanche, les gens comme Sonia ne s'occupaient que de la fin de l'orga, se tenir au courant, faire le compte des endroits qui résistaient…

Et malgré moi j'ai demandé:

– Et la Reine-Mère, toujours injoignable?

J'aurais posé cette question de toute façon, mais en l'occurrence je la posais pour Victor.

– Elle veut te voir.

Elle a froncé les sourcils en désignant le conducteur, pour éviter que je gaffe et que je reprononce son nom. On ne savait jamais, avec les chauffeurs de taxi…

Alors j'ai compris que j'avais eu tort de douter de l'instinct de Victor.

Je me suis renseignée:

– Et on va où comme ça?

– Tu suis le mouvement, tu t'inquiètes pas… Où t'es en ce moment, on te voit jamais? Même Guillaume peut pas dire… Tu marches à part avec l'autre pute maintenant?

– Mireille? Non, je la vois pas tant que ça… Je vois personne en fait, je suis trop dégoûtée de tout ce qui s'est passé, je reste dans mon coin…

C'était le problème, quand on voyait tous les jours les mêmes personnes pendant des années, ça leur donnait le droit, quand on disparaissait, de se poser des questions…

À un feu rouge, un type en train d'engueuler son chien lui a collé un grand coup de laisse. Sonia m a écrasée pour ouvrir la fenêtre de mon côté et s'est mise à l'insulter:

– La putain de toi, bâtard, tu fais le malin avec ton chien, mais ta bite elle est toute petite et je te chie sur la gueule. Laisse-le tranquille ce putain de clébard!

On a redémarré, elle a repris sa place mais ne s'est pas calmée:

– Je suis folle quand je vois les mecs qui tapent leurs chiens, c'est vraiment des bâtards…

On descendait vers Vaise, graduelle montée d'appréhension. La Reine-Mère avait probablement appris, flairé, vu dans le marc de café ou lirait sur ma face… que je le voyais tous les jours, qu'il attendait que je l'aide à la retrouver.

Sonia était passée des enculés qui tabassent leurs chiens aux sales putes qui font chier leurs mômes:

– Tu les vois dans les parcs, elles font les malignes avec leurs gamins, elles leur parlent comme à de la merde et il faut toujours qu'ils obéissent alors que c'est des rien-du-tout ces femmes-là…

Rythmique mitraillée en fond, qui ferait monter la pression et un support à la panique.

Mais je ne pouvais tout simplement pas refuser de m'y rendre.

Le taxi nous a laissées à côté d'un Mac Do, et il a fallu qu'on marche un moment pour rejoindre la rue de la piscine.

Dès qu'on est sorties de la voiture, Sonia m'a expliqué:

– J'ai appelé chez toi ce matin, j'ai eu Guillaume, mais il m'a dit que t'étais plus trop à la maison la journée… Putain, c'est ton frère, c'est le dernier jour qu'il est en France et tu passes pas la journée avec lui?

– Je le verrai ce soir. Et je fais ce que je veux.

– Bien sûr que tu fais ce que tu veux… Je disais ça comme ça, c'était pas pour le reproche… Mais ça surprend quand même… T'as trouvé quelqu'un?

– Je t'ai dit y a deux minutes: je reste toute seule, les gens ils me gavent tous, il s'est passé trop de trucs. On rigole plus sur le quartier… Tu peux retenir ça ou tu vas me reposer la question dans cinq minutes?

– Je faisais juste d'innocentes suppositions. Le prends pas comme ça.

– On va voir la Reine-Mère là ou on va faire une course?

– Bien sûr qu'on va la voir. Elle va être contente, parce que je lui ai dit que j'étais pas sûre de pouvoir te trouver et elle tenait à ce que tu passes.

– Pourquoi elle a pas téléphoné elle-même chez moi?

– Elle se méfie, tu sais… Elle l'aime bien Guillaume, c'est pas le problème… Mais elle préfère pas prendre de risque.

– Pourquoi elle se planque comme ça? Maintenant qu'ils ont récupéré tout le business…

– Ils ont récupéré tout le business, mais pas tout ce qu'ils veulent.