– On ne refuse rien à Victor.
– À ce point-là?
J'ai essayé un début de rire, pour qu'on en revienne à des propos moins enflammés. Elle a relevé les yeux sur moi, m'a dévisagée en silence assez longtemps pour que je me sente mal à l'aise. J'avais la pénible sensation qu'elle savait pour lui et moi, et qu'elle s’obstinait à me mettre en garde, à m'exhiber sa perdition pour que je me préserve de lui. Ton sobre et menaçant, qui me faisait comme une prophétie:
– Je vous ai tous laissés tomber. Vous, avec tout ce que j'avais. J'aurais probablement pu sauver l'affaire, si cela ne m'avait pas semblé si dérisoire. Pendant des années je n'ai eu de temps que pour l'orga, et je n'ai pas fait du mauvais boulot… Je vous ai tous laissés tomber, et pour être honnête je m'en contrefous. Tu crois vraiment que je quitte la ville parce que j'ai peur de trois culs bridés en costard?
– Qu'est-ce qu'il t'a fait de si terrible que ça?
– Il m'a donné exactement ce dont j'avais besoin. Pur talent. Il t'ouvre le ventre et il touche juste: «Là, ça ne va pas, mais quand je fais ça, ça va mieux n'est-ce pas?» Et ça va mieux, ça n'a rien à voir. Alors il va le refaire ailleurs, et tu te retrouves ventre ouvert, démerde-toi, avec le souvenir persistant de ce qu'on peut te faire comme bien. Méfie-toi de lui, Louise, il est assez malin pour penser à venir chez toi chercher la chose, et il est capable de…
– Je sais, je sais, tu me l'as déjà dit…
Mais qu'est-ce que tu t'imagines, qu'il a attendu que tu m'expliques pour venir me trouver? Tu crois qu'il laisse le choix? Tu le sous-estimes encore, tu sais…
Elle n'en démordait pas:
– Je veux que tu t'en souviennes: si jamais tu le vois, il faut que tu te sauves avant qu'il ait eu le temps de dire un seul mot. Le laisser te parler, ça serait te laisser faire.
Elle faisait large dans le grave, ne plaisantait pas du tout. J'étais assise en face d'elle, j'ouvrais de grands yeux tranquilles et attentifs en l'écoutant parler, sans dire un mot. J'étais intérieurement parfaitement hermétique à ses avertissements, et je n'entendais rien à ce qu'ils avaient d'éminemment justes. J'avais choisi mon camp, j'étais inébranlable. Elle ne me touchait pas, elle ne m'inquiétait pas, j'étais tranquillement sourde.
Elle a conclu, en soufflant bruyamment:
– Il m'a foutu une merde, ce con…
Fou rire nerveux, à cause de l'expression. Elle m'a fusillée du regard, elle avait quand même gardé pas mal d'autorité, je me suis calmée et enquise:
– Qu'est-ce qu'il y a sur ces disquettes?
– Une sorte de compilation… depuis le début de l'orga, tout ce que les filles m'ont rapporté sur les clients, toutes les transactions qu'on a faites… Tu ne connaissais pas ce secteur, parce que tu n'as jamais voulu travailler là où ça devient intéressant… Vu la clientèle qu'on a touchée, il y a de tout sur ces disquettes, de quoi faire du scandale tous les jours pendant vingt ans… On ne se rendait pas bien compte de la valeur de la chose, jusqu'à ce que Victor défraie la chronique en la lançant sur le marché. D'autant qu'il a baratiné pour appâter le client, il n'a pas lésiné…
– C'est comme ça qu'on est passé dans l'œil du cyclone?
– Bien sûr, c'est comme ça… Dans mon état normal, j'aurais géré le chaos. Déjà, je n'en aurais pas fait un tel drame, qu'il soit parti avec une disquette.
– Il en a une à vendre quand même?
– Elles ne se lisent que les trois ensemble.
– Les trois?
– Je confie l'autre à Sonia, ils ne penseront pas à elle non plus. Quant à Victor, il peut bien essayer de lui faire son petit numéro, il n'aura pas de prise sur elle.
– Combien de temps on va les garder?
– De mon côté, je vais faire retrouver Victor, et il va rendre celle qu'il a emportée… Parce que j'ai besoin des trois pour retrouver l'immunité, toucher le pactole et m'installer ailleurs.
– C'est à cause de ça que les keufs ont couvert Mme Cheung?
– Quand le bruit a couru que, non contente d'avoir rassemblé ce type de doc, j'en avais laissé filer une partie, je me suis trouvé quelques nouveaux ennemis…
– Et comment vas-tu t'y prendre pour mettre la main sur Victor?
– Il fera son come-back bientôt, il n'a pas tout son temps pour récupérer ces disquettes. Ça n'est plus seulement une question d'argent.
– C'est une affaire d'honneur?
– Il se fera probablement descendre s'il ne les rapporte pas. Il a déjà touché un gros acompte dessus. Maintenant, c'est plein d'acheteurs, il en sort de partout, alors les premiers sur le coup n'ont aucune envie de se faire doubler… Et je laisse en place de quoi le cueillir. Pendant ce temps, vous planquez le matériel. Je vous contacte dès que tout est réglé. Tu toucheras gros quand ça se fera.
– Tu crois que ça va être vite réglé?
– Je t'ai connue moins questionneuse, Louise, qu'est-ce qui te prend?
– Je me suis connue moins impliquée dans les emmerdes, ça me rend curieuse.
– Ne t'inquiète pas: c'est l'affaire de quelques jours. En fait, il suffit que tu me fasses confiance, comme moi je te fais confiance…
On n’a qu'à faire comme ça.
Elle a fait rappeler Sonia, on a bu un whisky. La Reine-Mère a éclaté de rire, plusieurs fois. Et son rire n'avait pas changé, toujours ce truc énorme et brusque. Qui faisait oublier ses vieilles frusques et sa tête de femme usée.
Elle nous a raccompagnées en haut des escaliers du premier. M'a serrée dans ses bras au moment de se quitter. Son corps était chaud et robuste, l'étreinte très émouvante.
Ça m'a surprise, comme on était bien dans ses bras.
18 H 45
Sonia pleurait dans la rue quand on remontait à pied vers le métro Gorge-du-Loup. Comme une statue, son visage ne changeait pas, était même plus dur qu'à l'habitude, mais des larmes coulaient sur ses joues, tout doucement, pas beaucoup. Et elle a pris ma main dans la sienne, on marchait toutes les deux sur le bord de la route comme deux gamines qui viennent de quitter maman. Elle a fini par se rendre compte que je l'amenais vers le métro, retour parmi les siens:
– T'es folle, on va pas prendre le tromé, je suis claustra, moi, je peux pas, on va chercher un tax…
19 H 30
– Ça va, on dirait… T'as pas souffert d'une baisse de régime trop radicale. Me dis pas que toi t'avais pensé à mettre de côté?
J'avais accompagné Sonia à la chambre de son hôtel. Fenêtres immenses, rideaux soyeux dégoulinant jusqu'au sol rutilant, ça puait le luxe vaste et imposant, la grosse moquette moelleuse impeccable et la vue sur le parc de la Tête-d 'Or.
Assise sur le bord de son lit, Sonia quittait ses chaussures sans les mains, en s'aidant du bout du pied, comme un bonhomme après une dure journée de chantier. Elle m'expliquait:
– Moi, je mets rien de côté, j'ai une réputation à tenir… Mais je travaille encore, j'ai gardé des clients, tes anciens, quoi, ceux qui te laissent pas tomber.
– Tes copains?
– Rigole pas trop avec ça, en vérité ils sont quelques-uns à avoir été méchamment cool avec moi ces derniers temps… Sérieux, c'est pas rien, le rapport du client à la putain, y a du respect, de la tendresse, de la considération… Y a pas histoire que j'aie fait pitié, c'est pas ça. Et je suis bien la première que ça esbroufe, mais faut admettre qu'ils ont été bien corrects.
Plus le temps passait, plus Sonia parlait mal, crachait les mots en faisant claquer l'intonation nerveuse. J'ai demandé:
– Pourquoi tu fais pas un effort quand tu parles? Tu fais racaille, c'est insupportable. T'as vu où t'habites maintenant? Et ça fait des années que t'es que dans des endroits classe…
– Je la parle couramment leur langue de tapette, mais tu causes pas avec ça, c'est pas une langue vivante, c'est du cafouillage de cerveau broyé pour cerveaux de tafiole, tu vois de quoi je parle? Fesses bien serrées, le ton qui monte pas, rien qui sort. Autant fermer sa gueule, tu vois… Moi, mieux je la parle, moins je la sens leur langue.