– C'était un vrai squatt chez elle, je me rappelle bien. Elle avait des francs celle-là, je me rappelle une fête chez elle, elle avait mis la cocaïne dans des bols.
– M'étonne qu'elle avait des francs, je me souviens ses parents ils travaillaient au Monde tous les deux.
– Elle s'est mis une balle ensuite, elle…
– Je me rappelle, mais elle était givrée d'origine, elle, ça m'avait pas étonné.
On a marché comme ça pendant trois heures, sans même s'en rendre compte, le chien reniflait les murs inlassablement.
Et pour la première fois depuis des jours, j'ai senti que j'avais habité là, et qu'on avait perdu.
Plus rien, cette ville appartenait maintenant à d'autres gens.
Et elle se laissait faire et ouvrait ses maisons, pour d'autres. Lascive et consentante, toujours. Offerte au plus offrant.
Je continuais de la trouver belle. Mais maintenant vraiment triste. Comme si je retrouvais la femme que j'aime sur la table de la cuisine, couchée sur le dos et les cuisses grandes ouvertes, à se faire besogner par n'importe qui. Ni franchement participante ni franchement récalcitrante. Et toujours aussi belle. Quelque chose de fini.
À ce moment précis j'ai regardé Saïd, insondablement triste, désolé et perdu. Et je n'avais rien pour lui, pas un seul mot de réconfort, pas un seul mensonge égayant.
Finalement, on était rue Pierre-Blanc, on a rien trouvé à se dire devant L'Arcade. Les décombres n'avaient pas été déblayés. Sur le mur de côté, il restait des morceaux intacts du graff à Saïd: «Fake» et «More», couleurs passées.
Macéo est allé faire un tour dedans, et Saïd l'a rappelé parce qu'il risquait de se blesser.
Ça a mis une conclusion à la balade.
J'ai regardé la fenêtre de chez Mathieu, encore de la lumière, j'ai proposé qu'on y passe, mais je n'en avais guère envie et lui non plus.
La nuit se faisait plus grise, début de jour. J'ai proposé:
– Je te raccompagne en bas de chez toi?
Il tenait à rentrer avant que Laure ne parte travailler. Il répétait d'un air inquiet qu'il lui faisait du mal. Mais ces temps-ci la maison était trop petite et il ne pouvait pas rester tout le temps là-bas. Il n'y avait pas pensé de la nuit, mais maintenant que ça lui revenait, ça lui tirait les traits d'un coup. Il était coupable et désolé.
En bas de chez lui on a fumé une dernière clope. Et quand on s'est dit au revoir on s'est serrés l'un contre l'autre. On est restés dans les bras l'un de l'autre, comme des membres de la même famille éplorés par la même perte.
Macéo, qui attendait devant la porte depuis qu'on était arrivé en bas, s'est mis à aboyer, parce qu'il en avait marre.
On s'est écartés, souhaité la bonne journée et séparés.
JEUDI 21 DÉCEMBRE
6 H 00
Il faisait début de jour quand je suis rentrée. En quittant mes chaussures je me suis rendu compte que j'avais attrapé des cloques spectaculaires aux chevilles. La balade avec Saïd. Je me suis couchée tout de suite.
Guillaume s'est relevé quand il m'a entendue, est venu s'asseoir au bord de mon lit, déconcerté:
– Pourquoi t'es partie comme ça? Tas prévenu personne.
– J'étais mal là-bas, je suis allée faire un tour.
– Jusqu'à maintenant?
– Ouais, j'ai fait un grand tour, j'ai croisé Saïd, on a fait toutes les pentes, je me suis défoncé les talons.
– Mathieu a pas compris que tu lui dises pas au revoir, personne a compris. Moi, j'étais inquiet même.
– Tu seras inquiet demain dans l'avion?
– Bien sûr… On n'a jamais été séparés plus de quinze jours, ça fera bizarre quand même… Tu nous accompagnes demain à l'aéroport? Julien nous emmène en voiture.
– C'est à quelle heure?
– On décolle à 13 heures, faut y être à 11 heures.
– Désolée, je ne pourrai pas.
C'était l'heure où Mireille travaillait, je n'ai pas hésité, pas même pour la forme.
Penaud, il a hésité avant de se lever et de regagner sa chambre, attendant que j'ajoute quelque chose. En entendant sa porte se refermer, j'ai pensé à me lever pour le rejoindre et lui expliquer un peu ce que j'avais en ce moment, m'excuser pour la veille, lui souhaiter bon voyage. Le rejoindre et faire comprendre: «J'en ai pas rien à foutre.» Mais je me suis endormie.
Je n'en avais rien à foutre.
J'avais qu'un truc en tête, un seul truc qui comptait.
La voisine, pour la première fois depuis des jours, ne nous a pas réveillés avec une nouvelle formule de crise.
C'est sa mère qui l'a retrouvée quelques jours plus tard, a forcé la porte, inquiète de ce qu'elle n'avait plus aucune nouvelle. Et l'a retrouvée pendue, juste au-dessus du matelas.
Je me suis dit que c'était une drôle de mort pour une fille, on les imagine plutôt se résoudre aux cachets ou se passer les poignets au rasoir.
11H45
J'avais mal aux chevilles, à chaque pas, ça déchirait. Cloques aux talons, là où frotte la chaussure. Pénible la veille, insupportable ce matin-là. J'ai rejoint la porte-fenêtre de chez Mireille à pas pénibles et lents.
Victor se tenait toujours un peu à l'écart quand les volets remontaient. En voyant les pieds de Mireille apparaître ce matin-là, j'ai d'abord pensé qu'elle avait tellement bu la veille qu'elle n'était pas allée travailler. Déception.
Puis les volets lui ont découvert le visage, et elle était en larmes.
Je suis rentrée, la porte de la salle de bains était ouverte, la pièce vide. Mireille n'a pas refermé les volets. Quelque temps que je n'avais pas vu cette pièce éclairée par la lumière du jour. C'était comme de dire: «Regarde, il n'y est plus.»
Elle pleurait depuis un bout de temps, ça se voyait bien aux yeux, il fallait des heures pour les faire gonfler à ce point. Victor ne lui avait rien assené nous concernant, ça se voyait à sa façon de se fourrer dans mes bras pour sangloter encore.
J'étais tellement absorbée par mon devoir de réserve que tout le temps où j'étais avec elle j'avais l’esprit bridé, l'émotion bloquée net.
Elle a raconté:
– Je suis rentrée tôt ce matin, mais lui ne dormait pas encore. Il était en pleine forme. Je lui ai même demandé si tu ne lui avais pas amené de la coco… comme tu avais disparu hier soir… J'ai fait un thé, j'ai roulé un spliff, on a discuté… Et brusquement, il s'est pris un coup de speed, sans raison.
Elle était assise dans le canapé, bras croisés, affaissée sur elle-même. Elle débitait son affaire mécaniquement, du bout des lèvres, regard fixe sur ses genoux.
– Il a rassemblé ses affaires, je lui ai demandé ce qu'il faisait. Il était calme, mais c'était un calme étrange, un calme qui faisait peur, une sorte de détermination froide et il me détestait. Il m'a répondu qu'il partait, et j'ai dit que c'était de la folie, qu'il allait se faire prendre. Il a répondu que moi je pouvais aller me faire foutre. J'ai essayé de l'empêcher de sortir, physiquement, et ça l'a rendu fou, il s'est mis à me cogner, mais il ne s'énervait pas, il me mettait des claques, sans s'énerver, dès que je relevais la tête, des claques de plus en plus fort. Jusqu'à ce que je ne bouge plus, j'étais par terre, recroquevillée dans un coin. Il a arrêté de me cogner, il a dit: «C'est bon maintenant, t'as eu ton compte, je peux y aller?» En se barrant, il a ajoute que je ferais mieux de l'oublier vite, parce que lui ne voulait plus jamais me revoir. Et il montrait la rue en disant: «Je préfère me faire tuer que rester une minute de plus dans cette putain de maison à voir ta putain de gueule. Essaie de pas l'oublier une nouvelle fois, parce que la prochaine fois que je suis obligé de te toucher, après je te tranche la gorge. Et j'espère que cette fois c'est clair.» Il est devenu fou… Il ne peut pas sortir comme ça, il va se faire tuer…