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Elle a arrêté de parler pour se mettre à pleurer, et n'avait pas l'air de bien savoir si c'était à cause de ce qu'il avait dit, ou parce qu'il était parti, ou parce qu'il était en danger. Elle répétait:

– Il est devenu fou, il va se faire tuer…

J'ai demandé:

– C'était vers quelle heure?

– Y a pas deux heures de ça… Moi, je suis rentrée vers 5 heures ce matin, et jusqu'à 10 heures environ c'était cool entre nous, il allait bien. Mais ensuite il est devenu fou, il parlait même de toi…

Elle a dit ça en écartant les bras, en signe d'impuissance, comme si c'était vraiment une preuve de folie furieuse de penser à parler de moi dans ces moments-là. J'ai eu l'air de partager cet avis, de trouver ça tout à fait étonnant. Je raisonnais bien plus vite qu'à mon habitude. Gardé le contrôle, questionné calmement, un ton très détaché:

– Qu'est-ce qu'il disait sur moi?

– Quand il voulait partir et que je le retenais, il m'a dit: «Et tu pourras dire de ma part à ta copine la pute qu'elle peut aller se faire enculer elle aussi, qu'on me prend pas pour un con et qu'elle a mal joué.» Et en disant ça il avait l'air encore plus furieux que pour le reste.

Solide déflagration, j'ai perdu quelques points d'impassibilité. Mireille a dû mettre ça sur le compte de l'étonnement, parce que ça l'avait drôlement étonnée. Ça lui alimentait la version «il est devenu fou», d'ailleurs, elle s'est mise à répéter ça en hochant la tête:

– Complètement fou.

Ça t'arrange de croire ça, t'as bien de la chance de savoir te mentir comme ça, parce que t'as tous les éléments pour comprendre, depuis un moment, mais ça t'arrange de pas savoir, de rien voir.

Alchimie interne, l'angoisse naissante liée à la disparition de Victor se convertissait spontanément en colère contre Mireille.

Je suis néanmoins restée fidèle au ton embêté de l'amie qui cherche à bien comprendre:

– Tu te souviens de ce que tu lui as dit juste avant?

– Rien de spécial… je racontais la soirée, je lui donnais des nouvelles, je me souviens même pas, rien de particulier en tout cas…

– Mais tu lui donnais des nouvelles de qui?

– De tout le monde… de Cathy et Roberta, que tout le monde se foutait d'elles parce qu'elles étaient passées si facilement chez Mme Cheung, de Guillaume, qui se faisait du souci pour toi. J'ai parlé avec tout le monde dans cette soirée, je lui racontais ce qu'on m'avait dit… Je lui ai parlé de Sonia, parce que j'étais restée longtemps avec elle, et elle m'avait raconté l'après-midi que vous veniez de passer ensemble, que c'était bien, je lui ai parlé de Julien, qui a fini par faire du stage-dive sur Bad Brains en partant du sofa…

Sale petite conne merdique.

Brouhaha dans mon crâne, trop vite, trop près, trop fort. Succédant au chaos où je ne comprenais rien, venait le chaos où je me mettais à comprendre à toute vitesse. J'ai laissé Mireille parler encore un peu, en décidant quoi faire. Puis je lui ai demandé, de moins en moins patiente:

– Qu'est-ce qu'elle t'avait dit Sonia?

– Que vous étiez aux Brotteaux ensemble, que vous aviez passé l'après-midi à prendre un bain ensemble, en discutant, qu'elle te connaissait depuis super longtemps, qu'elle t'aimait bien.

Elle a souri à travers ses larmes, pour la première fois depuis que j'étais arrivée, et m'a dit sur un ton d'excuse:

– Mais je ne pense pas que ça soit ce qui a mis Victor dans cet état…

– Je crois pas non plus, non…

Pauvre pute, qu'est-ce que t'avais besoin d'écarter ton cul et t'es contente maintenant, contente du résultat, tu pouvais pas la fermer ta sale gueule de putain?

Elle s'était remise à pleurer et je lui palpais l'épaule, j'avais la tête tout à fait ailleurs et drôlement agitée.

Il était parti aux Brotteaux, il fallait que je le voie, que je lui explique. Maintenant. C'était très difficile d'expliquer à Mireille que j'avais un truc à faire, que je la verrais plus tard, je me suis creusé le crâne à la recherche d'une bonne excuse. Je me suis souvenue:

– Je suis désolée, Mireille, j'ai promis à Guillaume de l'accompagner à l'aéroport. Il faut que j'y aille. Je repasserai te voir dans l'après-midi, tu seras là?

– Je pense, oui… Mais je croyais que Guillaume partait à 11 heures?

Sale garce, tu perds pas tant le nord que ça.

– Alors je peux pas te dire où je vais, parce que j'ai pas le temps de t'expliquer, mais je vais te laisser et je te jure que je repasse tout à l'heure.

– Tu repasseras, sûr?

Bien sûr que je repasserai, mais j'espère que ça sera pour te raconter une bonne grosse connerie pour expliquer que je quitte la ville en catastrophe.

Et elle a levé sur moi des yeux d'enfant suppliant:

– Tu crois que tu vas le ramener?

C'est ça, et puis viens me téter le sein, tu vas voir s'il y a du lait…

– Je pense pas. J'y comprends rien non plus, je suis désolée pour toi.

13 H 00

Lancer-fracassement d'émotions à travers moi, rien de bien supportable.

J'avais rejoint le quartier des Brotteaux en métro, en quelques minutes, les chevilles en sang à cause des ampoules éclatées de la veille, mais je sentais à peine cette douleur-là, elle ne me préoccupait pas.

J'aurais été incapable de dire pourquoi je devais me rendre chez Sonia aussi vite… J'ai frappé à sa porte, silence à l'intérieur, j'ai ouvert quand même. Elle était debout face à la porte, flingue à la main, bien en main, tenait Victor en joue, assis sur le lit. Ils devaient être en train de parler, se tenaient comme si ça faisait un moment qu'ils en étaient là.

Temps d'arrêt. Au juste, qu'est-ce que je faisais maintenant? Le canon du gun noir rutilant avait une présence bien palpable, s'imposait au centre de la pièce. Les choses se faisaient en fonction de lui, et j'ai été soulagée de sentir qu'il ne se dirigeait pas vers moi. Victor ne lui avait rien dit.

C'était surprenant de le voir dans cette pièce, en plein jour, ailleurs que dans le seul espace que je lui connaissais. Coup d'œil vers lui, très vite, et tout s'est remis en place, je savais ce que j'étais venue faire là.

Alors, les choses se sont faites sans moi. La même sensation que monter sur scène pour la première fois, connaître suffisamment son rôle pour s'en tirer quand même, mais sans y être.

Je me suis tournée vers Sonia, puisque c'était la seule personne que j'étais censée connaître, et j'ai dit sans me forcer pour prendre l'air paniqué:

– Je sais pas ce qui t'arrive, mais ça tombe mal, parce qu'elle a besoin de toi tout de suite.

Et le désignant du menton:

– C'est un client?

– Louise, je te présente Victor. J'en connais une qui va être contente de le voir.

Elle ne le quittait pas des yeux, prenait un plaisir évident à le haïr tout son soûl. Je cherchais quoi dire, j'ai haussé les épaules:

– Va falloir qu'on le laisse là, on peut pas l'emmener. Je crois que c'est urgent, y a un problème, elle vient juste d'appeler. Elle a dit que t'avais un truc à prendre. Est-ce que t'as un deuxième flingue? Je m'occupe de lui, qu'il bouge pas, tu te prépares et tu te dépêches parce que je crois bien qu'il y a grosse urgence… On l'attachera lui, il peut bien attendre qu'elle passe le chercher.

À l'instant où j'ai prétendu qu'il y avait urgence du côté de la Reine-Mère, Sonia s'est désintéressée de Victor, elle m'a fait signe de la rejoindre en grommelant:

– J'ai pas d'autre gun, prends celui-là. Et s'il bouge, t'hésites pas, souviens-toi bien de qui il s'agit, de toute façon on n'a peut-être pas de temps à perdre à l'attacher si ça speede… D'abord, prends ça, je me prépare et on…