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– Qu'est-ce qu'il y a?

Alors j'ai senti mes chevilles. Le simple fait d'être debout m'était intolérable.

– Sonia? Sonia, c'est moi, nous avions rendez-vous…

Soulagement brusque, à se chier dessous, ça n'était qu’un client, le moment n'était pas encore venu pour moi de répondre de mes actes. Coup d'œil au lit, le sang avait traversé là où il y avait la tête, sur la couverture beige piquée s'étalait une large auréole rouge, j'ai posé l'oreiller dessus. C'était déconcertant à voir. Rien de bien réel.

Ouvert la porte en grand, petit monsieur bedonnant, lunettes de professeur, confus de me voir, pas en arrière, s'excusant:

– J'ai dû me tromper de chambre…

– Sonia n'est pas là, et moi je dormais. Y a une commission à faire?

– C'est que…

Mais je lui avais claqué la porte au nez. Considérant que ça n'était plus bien grave de ne pas ménager les clients de Sonia.

J'étais remise en marche, rien d'agréable en tête. De toutes parts, quelle que soit la pensée, elle avait forme d'émeute. Murailles, partout où je pouvais cogiter, muraille contre laquelle me fracasser.

Aller voir Mireille. Parce que je le lui avais promis. Parce que c'était tout ce qui me venait à l'esprit. Parce que j'avais envie de la voir, plus que n'importe qui d'autre, de l'écouter, d'être assise à côte d'elle, d'être chez elle. Parce que peut-être qu'il était là-bas.

Alors j'ai senti que Guillaume était parti, parce que c'était lui que j'aurais dû aller voir.

23 H 05

Dehors, lame de rasoir du froid passée le long de mes doigts. Chaque pas me déchirait aux chevilles, que j'avais sévèrement amochées.

Petit chemin de croix jusqu'à la lumière orange de l'enseigne du métro, démarche clopinante. J'ai descendu les marches précautionneusement, cramponnée à la rampe glacée, traversée de fulgurances brûlantes. Réfugiée dans cette souffrance, occupée tout entière, plus loisir de penser.

Le métro me laissait à quelques minutes de marche de chez Mireille.

Péniblement parvenue à destination, je me suis appuyée à la porte-fenêtre de chez Mireille. Elle avait été mal fermée et je me suis écroulée à l'intérieur.

Réconfort, parce que je connaissais cet endroit. Refuge. Mais, où que je pose les yeux, quelque part où on l'avait fait, mon ventre en gardait un souvenir intact et commençait son tintamarre du manque, son appel sourd et opiniâtre, que je devais bientôt connaître par cœur, auquel je ne devais jamais m'accoutumer, le martèlement du vide en guise de compagnie.

Je m'attendais à ce que Mireille soit réveillée par le bruit et vienne voir ce qui se passait. Se penche sur moi et m'aide à me relever.

Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir lui dire?

J'ai réfléchi à ça pendant un temps, allongée sur le dos sur le carrelage du salon.

Boire. À ce point de l'histoire, je ne vois que ça de raisonnable.

L'idée m'a motivée pour me mettre à quatre pattes, mais je n'ai même pas essayé de me remettre debout.

J'ai alors repéré Mireille, vautrée dans la cuisine à même le sol. J'en ai déduit qu'elle ne m'avait pas entendue parce qu'elle s'était mise cartable jusqu'au coma. Je me suis mise à lui parler:

– Figure-toi que j'y pensais justement… Tous ces soucis, on peut s'endormir tranquilles, on les retrouvera demain au réveil.

Je me suis traînée vers elle, avec la ferme intention de me mettre dans le même état: rétamée, hors service, par terre. Surtout, ne plus rien comprendre. Je braillais:

– Réveille-toi, sale raide, j'ai bien besoin de boire moi aussi.

J'avais envie qu'elle revienne à elle, j'avais envie de l'entendre parler. Qu'elle me sorte de là, qu'elle m'oblige à me contenir.

Je suis arrivée à son niveau, elle n'avait pas bougé. Elle me tournait le dos et je me suis fendue d'un fou rire nerveux comme j'en avais parfois:

– T'es vraiment qu'une pochtronne, n'importe qui peut débarquer chez toi, c'est tout ouvert… Et toi t'es là, moitié à poil…

Je l'ai empoignée par l'épaule pour l'obliger à pivoter vers moi.

Elle s'est mollement retournée. D'un seul bloc, bien rigide. Elle avait fait barrage à une petite flaque de sang épais accumulé contre le mur qui a coulé lentement dans ma direction une fois libérée.

Écorchée vive, le visage partiellement nettoyé, blanc de l'os, jusque mi-taille, chair broyée, labourée, de la viande. Il restait à son bras un bout de rose tatouée.

Je me suis reculée comme propulsée en arrière, sans me mettre debout. Je regardais fixement la flaque de sang couler vers moi.

Je poussais sur mes jambes comme si elle allait me rattraper, je m'aidais des bras. Sans quitter la flaque des yeux, langue sombre et visqueuse, s'avançant.

J'avais toujours le cul par terre quand je me suis retrouvée sur le trottoir, poussant des jambes, des bras, comme si je me débattais, je sentais que la flaque arrivait jusque-là, était juste après moi.

Alors seulement j'ai détalé, je sentais mes chevilles mais elles ne me freinaient plus, je courais vers la place Colbert. J'ai vomi sans ralentir, de la bile acre et glaireuse, trop de mouvements internes. Appuyée contre le mur j'ai dégueulé encore du blanc, qui sortait difficilement, piteux soulagement. J'en avais pris sur mon pull, et en regardant ça je me suis rendu compte que j'avais du sang plein la manche. J'ai ouvert la bouche pour crier, mais j'avais tellement de peur au ventre que ça me bloquait les cordes vocales et c'est resté dedans.

Je me suis adossée au mur, je me cognais doucement la tête contre, puis de moins en moins doucement. En même temps je me disais: «Arrête ton cinéma, qu'est-ce que tu fais, à quoi ça sert, arrête ton cinéma…», et j'envoyais valdinguer ma tête contre le mur, je cherchais le blanc derrière les yeux, je me forçais à cogner plus fort, mais ça ne faisait pas assez mal pour soulager. Une voiture s'est arrêtée. Mais pas moi. Je me fracassais la tête contre le béton pour que tout ça sorte, pour que tout ça cesse. Pour faire quelque chose.

– Louise.

Petite voix doucement pressante, elle devait m'appeler depuis un moment, sans que je l'entende. Insistait patiemment:

– Louise.

Laure, penchée à la fenêtre de sa voiture, incongrue et apparemment désolée pour moi. J'ai dit:

– J'ai pas vu Saïd, désolée.

Elle est descendue de voiture, est venue me prendre par le bras:

– Monte, viens, reste pas comme ça…

Autoritaire et soucieuse. Je me suis relevée, elle m'a ouvert la portière, m'a fait asseoir. J'ai demandé:

– Tu peux me descendre chez moi? Excuse-moi, je suis pas trop en état pour discuter.

– Ça se voit, oui.

Et elle a démarré. Le chien derrière tournait en rond, elle répétait:

– Couché, Macéo, couché.

Le surveillait dans le rétroviseur, d'un air inquiet. J'ai demandé machinalement:

– Saïd a pas pris le chien?

Pas que ça m'intéressait énormément, mais mon cerveau calculait tout seul, que dehors seule à cette heure-ci c'était qu'elle cherchait son homme. Et il avait l'habitude d'emmener Macéo avec lui.

Elle a souri:

– Non, non, cette fois c'est moi qui n'arrivais pas à dormir, alors j'ai emmené Macéo faire un tour à La Madine. Pas vrai, le chien?

Elle était aussi pétulante que j'étais abattue. Elle a demandé:

– Tu ne veux pas nous accompagner?

C'était une question conne parce que ça se voyait que j'avais besoin de rentrer, de me doucher et de me remettre les idées en place. J'ai fait non de la tête.

Elle a souri d'un air entendu. Arrivées en bas de la côte, elle a pris à gauche, pas du tout vers chez moi. Je suis d'abord restée calme: