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Mathieu, le serveur, m'a tendu la main par-dessus le comptoir:

– Tout va pour le mieux?

– Ça pourrait être pire. Et toi?

– Rien à redire. Qu'est-ce que tu bois?

Bienveillante atmosphère enfumée, brouhaha calme de fin d'après-midi. Peu de monde et les gens se déplaçaient sans se hâter. Plus tard, ça dégénérerait un peu, mais l'alcool aurait coulé à flots et le changement de tempo se ferait sans anicroche.

J'ai commandé un café, déplié le journal sur le comptoir. Un grand Black aux cheveux blancs est entré, a fait un signe de la tête. Il venait là chaque soir, souriait à tout le monde mais n'engageait jamais la conversation, commandait un demi, le tenait en main sans y toucher une dizaine de minutes, debout au comptoir, regardait autour de lui. Puis le vidait d'un trait et sortait. Tout le monde l'avait à la bonne parce qu'il avait une dégaine de joueur de jazz, costume élimé et visage buriné. Personne ne savait d'où il sortait ni ce qu'il foutait.

Mathieu s'est occupé de mon café, ouvert l'énorme tiroir à marc, vidé le filtre en métal en le cognant, il faisait du surplace en dansant. Il n'était pas très bavard, on se voyait bien assez souvent pour se payer le luxe de ne pas chercher ce qu'on pourrait se dire.

Il a posé la tasse brune et sa soucoupe sur le comptoir, et une coupelle de cacahuètes. J'ai levé le nez de mon journal, remercié et suis allée m'asseoir à la table du fond, à côté du billard.

Espace inondé d'une lumière douce, deux raides tournaient autour de la table en essayant de jouer décemment; appuyés au mur, deux autres types attendaient que la partie soit finie.

Garçons penchés sur le feutre vert, l'éclairage qui descendait sur la table leur accentuait les traits, surtout le haut du visage, yeux froncés pour bien calculer. Le corps penché-tendu et puis souple quand même.

Mathieu est arrivé avec deux verres de Jack. Il dansait distraitement, sans rien renverser. Il s'est assis à côté de moi, légèrement survolté, comme à son habitude. Il marquait le rythme sur la table. Infections Groove is in the House.

On était assis côte à côte, on a tendu la main vers nos verres de Jack pile au même moment.

Stéphanie et une copine brune à elle sont venues s'asseoir à notre table. La fille était hôtesse dans un bar, grosses lèvres et mine boudeuse. Elles papotaient d'un ton acerbe, s'occupaient du cas de Cathy, à qui l'orga venait de faire une proposition de film X. Elles en parlaient avec un sérieux de membre du jury, comme si on allait leur demander de rendre un rapport. Stéphanie était réticente:

– … parce que, tu comprends, si demain elle change de vie, la vidéo elle se métamorphose pas en bluette, ça reste du hard crad.

L'orga regroupait plusieurs établissements. Notamment L'Endo, L'Arcade et le bar où la brune sévissait. Mainmise sur la ville, rayon business du sexe, monopole obtenu non sans mal. Mais qui ne souffrait plus aucune concurrence. Une section vidéo se mettait en place, embauchant des filles de l'orga. Roberta et la brune bouche-à-pipes auraient donné cher pour être appelées à tourner. Parce qu'il y avait tout ce bordel autour des actrices hard, et ça leur semblait moins dégradant de se faire filmer l'anus que d'officier dans le spectacle live. La brune faisait la moue:

– Ça ne me plairait pas à moi d'être choisie à cause de la dernière mode… Cathy ne les intéresse que parce que les Lolita sont demandées en ce moment, elle va faire trois films de genre et ce sera fini… Je préfère attendre un peu et me faire remarquer pour ma personnalité, tu vois… Mieux vaut partir à point, tu vois.

Elles prétendaient de concert que ça tombait sous le sens, échafaudaient des théories pour démontrer qu'il n'y avait pas de quoi être envieuses; d'ailleurs, elles ne l'étaient pas du tout. Roberta commentait gentiment:

– S'il faut avoir l'air d'une gamine pour être contactée, non merci, je préfère quand même avoir l'air d'une femme…

Puis la brune soufflait, balayait l'air de sa main aux ongles impeccablement vernis:

– De toute façon, si c'était au mérite ou aux capacités qu'on progressait dans l'orga, ça se saurait… Ici, c'est un véritable labyrinthe de protections et de privilèges… Et moi, je ne rentre pas dans ce genre de petites combines.

Mathieu a commenté:

– Ça tombe bien, c'est pas donné à tout le monde de réussir ses petites combines, tu sais…

Sourire galant, et il s'est levé pour rejoindre son comptoir. En passant, a ramassé quelques verres vides qui traînaient ça et là.

Tout le monde savait qu'en termes de traitement de faveur au sein de l'orga je battais de larges records, ça leur limitait le déblatérage et j'ai senti qu'elles seraient plus à l'aise si je les laissais entre elles.

J'ai pris mon verre et me suis levée à mon tour.

Saïd était juché sur un tabouret du comptoir, côté caisse enregistreuse. Il jouait aux dés sur un plateau vert avec l'autre serveur.

C'était un garçon qui s'habillait n'importe comment, mais portait les pires frusques de Portugais avec une classe impériale et donnait toujours l'impression de porter un costard. Il se tenait droit en même temps que voûté, mélangeait souplesse et rigidité. Comme un boxeur perpétuellement sur ses gardes, une bombe sur le qui-vive, en place pour l'explosion.

Je lui ai tendu la main:

– J'ai gardé ton chien cet après-midi, je suis passée le ramener à Laure tout à l'heure.

Il a souri:

– J'espère que t'as rien fait de sale avec Macéo?

– Non, ton chien je l'ai laissé tranquille. Ta femme, par contre, je l'ai trouvée chaude.

Il fallait faire bien attention avec Saïd, parce qu'on pouvait plaisanter, mais mieux valait s'arrêter juste avant épuisement de sa fibre humoristique.

Guillaume est entré, s'est arrêté au comptoir, côté tireuse à bière et distributeur de cacahuètes. Je l'ai rejoint.

Mathieu a rempli nos deux verres.

Chaleur dedans à chaque nouvelle gorgée de whisky, goût familier et bienfaisant. C'était l'heure de l'apéro, la porte crachait de nouvelles gens à intervalles réguliers.

Début de soirée, elles se ressemblaient toutes, une sorte de vaste récré. Je prenais du bon temps et je rigolais bien, continuité plus rassurante qu'étouffante.

JEUDI 7 DECEMBRE

14 H 25

Métal enfoncé dans le crâne dès que j'ai repris conscience, trop bu la veille. J'ai attrapé la bouteille d'eau et l'ai vidée d'un trait, ça soulageait mais tous les morceaux de ma tête derrière les yeux restaient lourds et mal en place.

Sonnerie du téléphone.

Je me suis péniblement soulevée pour regarder l'heure affichée en lettres vertes sur le magnétoscope. 14 h 30. J'étais de l'équipe du soir, il fallait que j'y sois à 16 h 30, ça me laissait juste le temps de récupérer figure humaine.

Le répondeur s'est enclenché. Sur le message Sheila chantait: Vous les copains, je ne vous oublierai jamais.

Le bip jouait la Lettre à Élise, je me sentais boueuse et écœurée.

La Reine-Mère, voix rauque et posée, l'élocution claire et distinguée:

– Bonjour. C'est un message pour Louise: tu ne travailles pas aujourd'hui, L'Endo est fermé. Mais j'ai besoin de te voir. Passe ce soir à 20 heures, évite les fantaisies horaires, s'il te plaît.

Ne se présentait jamais, considérait qu'on reconnaîtrait la voix.

J'avais travaillé dans le premier bar qu'elle avait racheté. Un rad poucrav fréquenté par des ploucs fauchés. Elle avait pris l'affaire en main. Succès fracassant. À force d'obstination et de briefs tonitruants, elle en avait fait un endroit rudement bien fréquenté. Se pressentant des compétences pour motiver les filles, elle avait ensuite ouvert un salon de massage, puis un autre, puis une boîte bien privée… Son bonhomme de parcours ne manquait pas d'éclat.