– T'as un drôle de parcours pour aller rue de l'Annonciade.
– Je te ramènerai plus tard. J'ai eu des problèmes avec Saïd, tu sais, j'ai vraiment besoin d'en parler avec toi.
C'était dit de façon très mignonne, mutine et délicieuse. J'ai hurlé en cognant le tableau de bord:
– Mais je m'en fous de tes problèmes! Ça se voit pas qu'il faut que je rentre? On est super loin maintenant, et j'ai les chevilles explosées, je peux pas rentrer à pied. T'es vraiment qu'une pauvre conne et tu vas te magner de me ramener chez moi…
Au lieu de faire attention à moi, qui ne lui parlais pourtant pas tous les jours sur ce ton, elle a jeté un coup d'œil inquiet à l'arrière, vers le chien. Elle m'a prévenue, soucieuse:
– Fais gaffe à Macéo, il est un peu nerveux en ce moment. Évite d'élever la voix.
Je me suis retournée vers le chien, qui était tout à fait comme d'habitude, puis me suis adressée à elle comme à une demeurée:
– Laure, je ne plaisante pas, il faut vraiment que tu me ramènes, j'ai mal aux pieds grave, j'ai besoin de dormir, c'est carrément pas le moment de…
Je la faisais sourire. On était déjà sur le pont Wilson, elle m'a interrompue, péremptoire:
– Au contraire, c'est le moment ou jamais pour qu'on discute.
Air de gamine conspiratrice, bien droite face au volant, une tête de fille maligne. J'avais envie de lui en coller une, on dépassait le parc de la Tête-d 'Or et je regrettais de ne pas savoir conduire. Parce que je l'aurais empoignée, balancée à l'arrière et j'aurais pris sa place. Je me suis renversée sur le siège, cherchant ce que je pouvais faire.
Et chaque fois que tu crois en sortir, tu retrouves l'étau et son étreinte, de plus en plus serrée, où que tu ailles, quoi que tu fasses, et chaque fois tu crois que tu vas en sortir, prendre le temps de respirer; mais ça t'attend, où que tu ailles.
À ce stade de l'accablement, j'ai dû me résigner:
– Faut croire que j'arriverai jamais à rentrer chez moi et dormir, il vaut mieux que je m'habitue à cette idée…
Laure m'a rassurée, décidément enjouée:
– T'en fais pas: je te ramène juste après. Je ne crois pas que tu regretteras d'être venue.
Elle a enfoncé une cassette dans la gueule de l'autoradio, le son poussé au maximum, ça saturait tellement dans les enceintes que le morceau était méconnaissable. Elle chantonnait en même temps, presque couchée sur le volant, un petit air funky entraînant.
A l'arrière, Macéo s'est mis à tourner en rond en gémissant, parce qu'il reconnaissait la route et savait qu'il allait sortir.
J'ai tiré une Camel d'un paquet qui traînait sur le tableau de bord. Ça faisait quelques heures que je n'avais pas fumé, et ça m'a fait plus de bien que prévu.
C'est comme ça qu'on tient sur de si longues distances: une petite dope par-là, un whisky par-ci, une minute de répit, deux ou trois bouffées d'air. Et la grosse main te récupère, te replonge la tête dedans: fini de rigoler là-dedans, revenons-en aux choses sérieuses.
Nous étions presque arrivées. Laure n'arrêtait pas de fredonner, tapait la mesure sur le volant. Main de petite fille, blanche, ongles courts et nets, doigts fins. J'ai baissé ma vitre pour balancer ma clope, en faisant bien attention à ce que l'air ne la ramène pas dans la voiture. Puis j'ai baissé le volume de l'auto-radio, demandé sans amabilité:
– Qu'est-ce qui se passe avec Saïd alors? T'as qu'à faire court parce que je suis pas spécialement consentante pour en parler…
– Tu savais qu'il couchait avec Mireille?
Prise de court. J'ai fait de l'esprit:
– Bien sûr que je savais, difficile de l'ignorer: ils avaient l'habitude de faire ça sur le comptoir de L'Arcade.
– Devant tout le monde?
Et j'ai cru qu'on allait se taper la rambarde, parce qu'elle s'était tournée vers moi, offensée et tout à fait sérieuse. Je l'ai joué moins désinvolte:
– C'est pas vrai, ils ne le faisaient pas sur le comptoir. À vrai dire, je pense même qu'ils ne le faisaient pas du tout. Pourquoi tu t'es mis ça en tête?
– Parce que je les ai vus.
J'ai pris ma tête à deux mains et l'ai secouée, j'ai supplié:
– Écoute Laure, je t'assure que c'est pas le moment… Pas le moment de me prendre la tête avec ça. Je suis désolée pour toi, mais…
Je n'avais pas envie de lui dire que je sortais de chez Mireille, pas envie de lui raconter qu'elle pissait le sang parce qu'on lui avait ôté la peau, toute sa peau. Parce que Laure était tellement chétive, une petite femme fébrile et soucieuse, et je n'avais pas envie de lui annoncer ça. Je m'en tapais de la préserver d'un choc quelconque, mais je ne voulais pas l’entendre geindre ni la voir se répandre. J'avais envie de dormir, d'être au calme et dormir. Je me tirais les cheveux en gémissant, espérant que ça l'impressionnerait suffisamment pour qu'elle me laisse tranquille avec ses salades. Laure m'a demandé:
– Tu sortais de chez elle quand je t'ai vue?
Elle ne m'a pas laissé le temps de répondre, elle a grincé entre ses dents, salement contente:
– Elle était dans un bel état, hein?
– Tu l'as vue?
– Bien sûr. J'étais au bout de la rue quand toi tu y es arrivée, j'en sortais.
– Et t'as prévenu personne?
– Non.
– Qu'est-ce que t'es allée foutre chez elle à cette heure-là?
– T'as bien vu.
– Quoi, j'ai bien vu?
– Ils couchaient ensemble, je te dis. Je lui ai montré à cette putain, la sale petite garce, je lui ai montré ce que j'en pensais. Elle se foutait de ma gueule, cette pauvre morue, t'as vu ce qu'on lui a mis à cette pute? Elle fera plus sa maligne maintenant, elle viendra plus se frotter la foune contre n'importe qui, putasse de chienne en chaleur. Elle aurait pas dû, je te jure, elle aurait pas dû.
Elle avait la voix qui se déformait toute seule, grinçante, son regard bien fixe et allumé.
On s'est arrêtées dans un coin désert, j'ai ouvert la portière et grimacé en posant le pied par terre. Ce connard de chien m'a décollé l'épaule en me passant dessus pour sortir plus vite, Laure s'est mise à le gronder.
J'étais assise face à l'extérieur, je ne voyais pas l'eau d'où j'étais mais la sentais noire et ronflante, à quelques mètres. Laure a décrété:
– Ça va? On est bien ici, non?
Elle a sautillé un moment. Petite fille tarée, dégénérée. Elle s'est assise finalement, sur une souche d'arbre, en face de moi. Les deux mains sagement croisées sur ses genoux, elle tenait ses jambes serrées et son petit buste bien droit, écolière appliquée. Je me massais le front, tête baissée, sourcils froncés. Je me suis rendu compte qu'elle attendait que je l'interroge, je me suis exécutée:
– Tu l'as vraiment fait?
– Lui niquer sa race à la pute? Ouais, je l'ai vraiment fait.
– Parce que tu croyais qu'elle faisait des choses avec Saïd?
– Je ne supporte pas d'être toute seule, Saïd le sait. Je deviens folle quand la maison est vide. Il ne faut pas me laisser toute seule, Saïd me connaît, mais il n'en a rien à foutre. Il sait ce que ça me fait, mais il sort quand même. Il s'en fout que je tourne pendant des heures et que j'aie peur à en crever, tout ce qu'il sait, c'est qu'il a besoin de prendre l'air…
Ça avait l'air très important pour elle, elle ouvrait de grands yeux, penchait la tête sur le côté et appuyait chaque mot. Elle trouvait gravissime qu'il l'abandonne plusieurs heures, tout à fait inadmissible.
Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que j'en penserais. Elle ne se préoccupait pas de savoir ce que ça me faisait, d'avoir trouvé Mireille dans l'état où elle l'avait laissée.
Elle ne se préoccupait que d'elle-même, de sa peur irrationnelle d'être seule dans une maison vide, de son besoin de parler. De son cas, uniquement, le seul existant. Elle me prenait en otage et m'assenait ses cauchemars, m'agrippait au passage et se servait de moi pour me vomir dedans.