Elle a repris le cours de son histoire, obsessionnelle et inquiétante:
– Alors hier soir, il a fallu qu'il ressorte. Bien sûr, il ne voulait pas que je l'accompagne. Il croit que je suis idiote et que je ne sais pas pourquoi il veut être seul. Il savait bien ce que ça me faisait, mais il n'en avait rien a foutre. Il est parti, soi-disant qu'il voulait marcher avec le chien. Et moi je ne dormais pas, et j'étais morte de peur, il ne faut pas me laisser seule. J'ai tourné en rond en l'attendant, sans allumer parce que j'avais bien remarqué que tant qu'il voyait de la lumière chez nous, il ne remontait pas. Il prétendait le contraire, mais je l'avais bien remarqué. Tôt le matin, j'ai entendu Macéo, en bas, qui pleurait pour rentrer. Je me suis mise à la fenêtre, et je les ai vus. Saïd et Mireille, ils s'embrassaient en bas. Je me suis cachée tout de suite, je ne voulais pas que Saïd sache que je l'avais vu. Je me suis mise dans le lit et je l'ai attendu. Depuis hier, je n'ai que ça en tête. Cette garce, et ils le faisaient en bas de chez moi, tu te rends compte? En bas de chez moi!
Elle respirait très fort, les yeux brillants d'indignation. Elle a répété, pleine de véhémence et de peine:
– Tu te rends compte?
– Tu as peut-être mal vu…
Mais Laure ne m'écoutait pas. Elle était toute à son histoire, elle avait envie de la ressasser à voix haute:
– Alors cette nuit, il a bien fallu que je recommence. Il m'y a obligée, il ne veut pas faire attention à moi, il ne veut pas faire comme il faut. Il a fallu que je recommence. Elle m'a ouvert, et elle n'avait même pas peur. Quand je lui ai dit pourquoi j'étais là elle a rigolé comme une démente: «J'ai jamais touché ton copain, Laure, t'imagines pas comment j'y ai jamais pensé.» Elle avait l'air complètement défoncée elle aussi, et elle se foutait de ma gueule, poufiasse, menteuse, connasse. T'aurais dû voir ça, ce carnage, parce qu'elle s'est plus débattue que les autres. Mais on l'a eue quand même, qu'elle se laisse faire ou pas, on l'a eue finalement.
– T'étais pas là-bas toute seule?
– J'étais avec Macéo. Hein, le chien? Viens par là toi, viens voir…
Il mâchait de l'herbe un peu plus loin, a relevé la tête quand elle s'est adressée à lui. Comprenant qu'elle l'appelait il est venu la rejoindre, pataud et débonnaire. Elle l'a pris par le cou, l'a caressé vigoureusement en répétant:
– Toi au moins tu ne me laisses jamais tomber, hein, et tu l'as eue la garce, tu l'as pas laissée se dénier, hein?
Elle lui tapotait le crâne en disant ça, puis a relevé les yeux sur moi, m'a demandé:
– T'as jamais eu de chien?
– Non.
– Tu devrais, tu peux pas savoir comment ça aime un chien.
Valse dure dans ma tête. Arrière-plan flou omniprésent, l'image de Mireille défoncée. S'y mêlait par accords stridents le départ de Victor, élancements en travers de ventre. Je voulais qu'elle me foute la paix, mais elle ne se taisait pas.
Et j'avais vaguement peur d'avoir été convoquée là à cause de l'épisode en cabine avec Saïd. Qu'elle retourne contre moi son molosse imbécile.
Laure a relevé la tête, suspicion hargneuse:
– Mais c'était ta copine, peut-être que tu savais, et que tu cherches à les couvrir?
J'étais furieuse et écœurée, j'aurais aimé l'entraîner vers l'eau, maintenir sa tête jusqu'à ce qu'elle crève et la sentir se débattre. Mais je me suis contentée de bredouiller:
– Bien sûr que non je ne suis pas au courant, j'ai même du mal à te croire…
Parce que j'avais peur d'elle et de son chien énorme. Vouloir sauver ma peau me donnait la bonne réplique, sur un ton détaché, et même navré pour elle. J'ai toujours été lâche, c'est comme ça qu'on s'en tire. J'ai ajouté:
– C'était toi aussi pour Stef et Lola?
Sans y mettre aucune désapprobation, curiosité respectueuse.
Sourire angélique, rayonnant, elle a relevé le menton, bouillonnante d'orgueil, puis elle a penché la tête sur le côté, coquetterie obscène et caricaturale:
– Ils cherchent, ils cherchent… Je les regarde faire de loin et ils me font bien rire, parce qu'ils ne pensent jamais à regarder où il faut. Ils ne me voient même pas. Mais c'était moi pourtant, et personne n'y pensait.
Triomphante, et pour bien revendiquer la chose, elle frappait sa poitrine de son petit poing serré. Un geste que Saïd faisait parfois, un geste d'homme, qu'elle singeait avec conviction.
Silence de campagne alentour, on n'entendait que le chien qu'elle avait relâché casser des branches plus loin et renifler des choses. Elle a repris, ton indigné:
– Je ne pouvais pas laisser faire ça… Moi et Saïd avons toujours été heureux ensemble, jusqu'à cet hiver. Tout était bien comme il faut. Alors il a rencontré ces filles, et il n'était plus le même. Tout le temps fourré chez elles, comme s'il y était mieux que dans sa propre maison. Alors ça a commencé, je le suppliais de rester et lui s'obstinait: «Il faut que je prenne un peu l'air, Laure j'étouffe à force.» Moi, je J'étouffais… Mais les deux putains, elles lui en faisaient de l'air par contre! Alors j'étais malade, quand il rentrait il me trouvait dans des états pas pensables. Et il ne voulait pas faire attention, il ne voulait pas en tenir compte. Un jour, je l'ai attendu vraiment tard, et je suis devenue furieuse, et je suis allée le chercher chez elles. J'ai emmené Macéo, je n'aime pas le laisser tout seul, il s'ennuie. C'est Stef qui m'a ouvert, et il a fallu que je me faufile pour rentrer parce qu'elle me laissait à la porte en me regardant de haut: «Je te connais pas toi.» Mais je suis rentrée quand même et elle s'est foutue de moi: «Non, il est pas là ton bonhomme, tu peux ouvrir tous les placards, il y est pas. Mais, tu sais, si ça se trouve, il est allé acheter du lait et t'as pris ça pour une fugue…» Alors je me suis emportée, je lui ai dit de se mêler de ce qui la regardait, et aussi que je ne voulais plus qu'il vienne chez elles. Elle a encore rigolé: «Tu le prends pour une peluche ou quoi? S'il veut venir, il est assez grand pour le faire, si je veux le voir je suis assez grande pour lui ouvrir la porte. On fait rien de mal, t'as juste besoin de repos.» J'ai insisté, j'ai dit qu'il était hors de question qu'il revienne chez elles, je me suis énervée, et elle a levé la main sur moi. Macéo lui a sauté à la gorge.
«C'était incroyable à voir, il l'a couchée par terre et lui a dévoré la gorge. Ses dents s'enfonçaient et ne lâchaient plus prise, plus elle cherchait à lui échapper, plus il la déchiquetait. L'autre fille était dans la chambre. Comme il y avait du bruit, elle est venue voir, elle était dans les vapes, complètement, se tenait aux murs pour avancer vers nous. Elle ne croyait pas ce qu'elle voyait. J'avais beau rappeler Macéo, il s'acharnait sur l'autre et lui chopait la viande à pleins crocs, lui en arrachait des morceaux en grognant furieusement, je ne l'avais jamais vu comme ça. Alors la brune s'est mise à hurler, elle a essayé de l'arrêter, et il s'en est pris à elle. Il aurait fallu que tu voies ça: babines retroussées il l'a collée contre le mur. Il était debout, ses pattes contre ses épaules et il lui bouffait la gueule, puis elle s'est affaissée et il l'a finie par terre.
«J'avais peur de lui moi aussi, et je me disais qu'il était devenu fou et qu'il allait falloir le piquer. Mais au bout d'un moment, il s'est calmé, et il est venu entre mes jambes, il était redevenu normal. Je l'ai caressé, je lui ai parlé. Je me suis dit qu'il fallait qu'on reparte, niais avant il fallait que je me débrouille, pour que ça ne se voie pas que c'était un chien qui l'avait fait. J'ai pris un grand couteau chez elle, et j'ai nettoyé les endroits où il avait mordu. Je réfléchissais en même temps, et je me disais que ces filles pouvaient s'attirer un tas d'ennuis, à cause de leur travail et qu'elles n'étaient pas de chez nous. J'ai donc fait ça vraiment bien, enlevé tous les endroits où Macéo les avait touchées. J'avais étalé du papier journal, plusieurs épaisseurs, à côté de chaque corps, et j'y entassais la viande en petits tas. Les gens s'imaginent que j'ai un petit pois dans la tête, mais je suis capable de faire les choses correctement. Je me suis souvenue que j'avais un jetable dans mon sac, et j'ai pris des photos avec, parce que j'ai calculé que ça pourrait me servir plus tard. Macéo semblait comprendre ce que je faisais, il faisait le guet devant la porte. Comme ça, en plus, j'étais tranquille pour tout ranger, parce que je savais que si Saïd passait, le chien se mettrait à pleurer dès qu'il aurait touché la porte en bas, Macéo reconnaît bien son maître.