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Il est venu s'asseoir à notre table, Mathieu a fait remarquer:

– T'as oublié de déposer les poubelles en bas de chez toi?

Julien a soupiré:

– J'ai plus de chez-moi. Tout ce que j'ai, ça tient dans ces deux sacs. Toute ma vie, dans ces deux sacs.

Bien sûr, ça nous a fait bien rigoler. Il n'avait jamais de chez-lui, il demandait à quelqu'un de le dépanner pour quelques jours, s'installait pour le mois, ça se passait mal, il recommençait ailleurs. Il disait qu'il ne voulait pas de chez-lui, que la maison était le tombeau de l'homme libre.

Ces derniers temps, il avait récupéré un jeu des clés du tombeau de Laetitia, une étudiante lisse et tranquille qu'il voulait épouser. Il a ajouté, ébahi:

– Cette conne m'a foutu dehors, comme un chien.

Je me suis tenue au courant:

– C'est plus la femme de tes rêves?

– C'est qu'une conne, elle veut plus me voir, elle a même pas voulu me prêter des valises.

Mathieu a ricané:

– Arrête, Julien, c'est pas une conne, c'est toi qui fais n'importe quoi: t'as jamais autant tiré n'importe qui que depuis que t'es avec elle.

– Et alors, ça veut dire que je l'aime pas, ça? Au contraire, ça veut dire que j'ai peur de m'engager et que j'adopte un comportement puéril, il faut me laisser du temps. Ça prend vachement de temps et d'efforts de se mettre avec quelqu'un. Elle comprend pas ça, on peut pas dire qu'elle comprenne grand-chose d'ailleurs. Elle, tout ce qu'elle voit, c'est que je découche. Le bout de son nez, grand maximum, plus loin elle aurait le vertige. Moi je dis: «Je t'aime, je t'aime, je veux être avec toi pour la vie», et tout ce qui l'intéresse c'est: «Mais où t'as passé la nuit, avec qui?» C'est qu'une conne, je te dis, elle connaît rien à la vie. Mais j'ai assez souffert comme ça, je préfère ne pas en parler.

Julien était vraiment beau gosse. Grand brun ténébreux, parfait. Bien abîmé, ce qui lui décalait un peu le charme. Les chicots noir et jaune des grands croqueurs d'acide, et les yeux délirants fouillaient l'espace trop nerveusement.

Il a croisé les bras, ajouté d'un air las:

– Je suis trop connecté à mes sentiments, c'est ça que les filles supportent pas avec moi. Ce qu'elles aiment, c'est les types rigides, qui se censurent et qui les rendent bien malheureuses. Ça les rassure.

Mathieu a corrigé en se levant:

– Moi, je te trouve surtout bien connecté à ta rondelle, tu devrais arrêter de te la tripoter songeusement de temps à autre, ça ferait du repos à tout le monde.

Et il m'a fait signe de vider mon verre parce qu'il passait par le comptoir remettre la sienne. Julien a protesté:

– Excuse-moi si je te fatigue avec mes histoires, je peux me taire, tu sais.

– C'est pas tes histoires qui me fatiguent… C'est de savoir où tu vas dormir ce soir.

Quand Julien se faisait lourder, il se réfugiait toujours chez Mathieu le temps de retrouver un autre endroit où se faire héberger. Il a secoué la tête:

– Non, non… T'inquiète pas, j'ai un plan pour ce soir.

– C'est pour ça que t'as ramené tes affaires directement ici?

– Ouais. C'est quelqu'un qui va venir ici. Qu'est-ce que tu crois, que je connais que toi dans cette ville?

L'honneur bafoué de quand on a effectivement quelque chose à se reprocher.

Mathieu n'a rien dit, il est reparti vers le bar.

Roberta est entrée, elle portait une robe bleu électrique tellement courte qu'on aurait cru qu'elle était encore au travail. Elle nous a tous embrassés pour dire bonjour et s'est assise, la robe remontait jusqu'aux hanches. Julien s'est penché vers elle, a murmuré:

– À ta place, j'éviterais de m'habiller si court.

Elle a gloussé:

– Ça excite trop, tu trouves?

– Non, justement. Ça écœure, c'est la cellulite, par paquets comme ça je trouve ça dégueulasse.

Roberta n'a pas trouvé ça drôle. Elle a haussé les épaules, tourné la tête vers moi:

– Tu sais pourquoi on bosse pas aujourd'hui?

– Non. Et toi?

– Non plus. Mais je pense que c'est la plomberie, ça fait un moment déjà que je fais remarquer à Gino que la plomberie déconne, elle fait un boucan d'enfer, t'as remarqué? Ça m'étonnerait pas du tout que ça soit une conduite pétée ou un truc comme ça. J'espère pour eux que c'est bien assuré parce que ça fait tout de suite cher, surtout L'Endo, si l'eau se répand par tout, avec la moquette sur la piste… Remarque, non, la piste, elle est surélevée. Avant que ça soit inondé…

Elle pouvait s'étendre là-dessus pendant des heures. J'ai regretté qu'on fréquente le même bar en dehors des heures de boulot.

J'ai déplié le journal qui traînait sur la table, et j'ai tourné les pages. Second verre apporté, sitôt vidé, je me sentais début de chaude, délicieusement dénouée.

Roberta, qui s'ennuyait, est partie à une autre table discuter plomberie.

Julien m'a demandé:

– Elle a un appartement, Roberta?

– Ouais, mais c'est vraiment petit.

Il a fait la grimace, a ajouté:

– Une fille comme ça, il faut de l'espace pour que ça soit viable, sinon tu deviens fou.

Macéo a fait une entrée tonitruante, vol plané de tabourets et dispersion de clients au comptoir. Le chien s'est lancé derrière le bar, dérapage en tournant, direct au lavabo où il s'est mis debout, attendant que Mathieu lui ouvre le robinet, son énorme langue déployée et haletante… Il était aussi grand que Mathieu une fois dressé sur ses pattes arrière.

Laure a fini par débarquer à sa suite, elle était aussi chétive que son clebs était costaud. Elle habitait la rue au-dessus et tous les jours elle venait récupérer Macéo qui lui avait échappé pour s'engouffrer dans le bar.

Julien a commenté:

– Faudrait que je passe faire tirer des photos un de ces jours, je crois qu'elle gagnerait à me connaître celle-là.

– Dans le mouvement tu feras connaissance avec le coup de boule à Saïd, si ça se trouve ça te calmera quelques jours…

Saïd était connu pour s'énerver facilement, et être en mesure de démolir n'importe qui à mains nues.

Sur le mur face au comptoir s'étalait un énorme: How do you do when you can't fake it anymore? qu'il avait peint, à l'époque où il travaillait encore avec l'orga. Couleurs vives, lettres déformées qu'on ne déchiffrait qu'à force d'obstination. Au premier coup d'oeil, on n'y voyait qu'une explosion, genre hémorragie interne. Puis l'œil s'habituait à ce fatras nerveux, y retrouvait ses repères et se mettait à comprendre.

Julien s'est levé, a posé dix francs au bord de la table de billard, pour prendre le gagnant. Il a regardé la partie finissante, debout, allumé une clope en plissant les yeux, un tic de beau gosse rebelle.

Je suis allée au comptoir pour appeler un taxi, car Le Checking Point était hors du quartier.

Laure attendait toujours, Mathieu et Macéo étaient dans un jour de grande entente. Elle était debout à côté de la porte, regardait ses pieds, ne manifestait aucune impatience. Je l'ai rejointe.

Elle a levé sur moi ses énormes yeux bleus globuleux, cils fournis et éperdument longs, la pupille noire inquiète au centre, sourire panique effarouché. Elle parlait tellement bas que je n'ai rien compris à ce qu'elle a bredouillé. J'ai donc souri d'un air entendu et rassurant, en espérant que ce n'était pas une question qu'elle venait de me poser.

Mathieu a lâché le chien, qu'elle a rappelé à elle de cette voix autoritaire et grave réservée au molosse. Elle l'a entraîné dehors, sans dire au revoir à personne. Je l'ai suivie des yeux par la vitre; pendant qu'elle s'éloignait, le chien lui collait aux mollets. Elle lui parlait en marchant, je n'entendais pas, mais je voyais sa tête se pencher vers lui, comme pour savoir ce qu'il en pensait.

Quelqu'un a braillé:

– La porte! parce qu'elle ne l'avait pas refermée derrière elle et ça faisait un grand courant d'air froid.