Le taxi a klaxonné devant, j'ai fait des signes de la main pour dire au revoir à tout le monde et me suis précipitée dehors.
Je suis arrivée pile en même temps que le premier coup de klaxon de voiture arrêtée par le taxi.
Sur le trottoir d'en face j'ai vu Sonia, flanquée d'un beau gosse à lunettes noires, je me suis excusée en ouvrant la portière:
– J'ai pas le temps, Sonia, je te verrai tout à l'heure.
Elle s'est précipitée, a retenu la portière:
– Tu vas où?
– Au Check.
Elle s'est engouffrée à côté de moi, plantant sur le trottoir le type avec qui elle était.
Le taxi a démarré, Sonia a soufflé bruyamment:
– Putain de lourd, j'ai cru que jamais je ne m'en dépêtrerais… Tu vas où, t'as dit?
– Au Check, j'ai rencard avec la Reine-Mère.
19 H 30
Porte du taxi à peine claquée, Sonia se penchait vers le chauffeur:
– Vous passerez par la Part-Dieu, s'il vous plaît.
– Part-Dieu? Eh ben, ma petite dame, on peut dire que vous aimez les détours, vous!
Elle est restée en avant, appuyée contre son siège, songeuse, regardant droit devant elle. Puis du bout des lèvres, démarré au moindre prétexte:
– C'est que la petite dame a les moyens de s'offrir le tour de la ville; d'ailleurs, pour aller à Part-Dieu, vous passerez par Perrache. La petite dame a quelque chose à récupérer, et elle vous dispense de tout commentaire. On est pas copains, et elle est pas dans ton taxi pour causer avec toi.
J'ai eu ma minute dérapante, parlé beaucoup trop brusque:
– Va te faire enculer, Sonia, moi je vais au Checking direct, je veux pas être en retard, tu gardes le taxi après si ça t'amuse, mais moi je fais pas le tour de Lyon.
Et Sonia, pas du tout ébranlée:
– On en a pour deux minutes, Louise, le petit monsieur va faire vite.
Moi, survoltée, au chauffeur qui avait déjà traversé le pont pour prendre les quais en sens inverse:
– Ne l'écoutez pas, nous allons directement quai Pierre-Size.
Puis me tournant vers Sonia, excédée:
– Et toi, tu fermes ta gueule.
À chaque fois qu'on se rencontrait j'étais contente de voir Sonia et invariablement elle me tirait hors gonds en un temps record. Ça ne me déplaisait pas de pouvoir lui parler brusque, ça changeait des conversations où il fallait toujours veiller à garder le cul serré pour que les humeurs ne sortent pas trop crues.
C'était une fille singulière, survoltée et majestueuse. Excessive en toutes choses, tarée sans feinte mais dotée d'un sens rare de l'abus systématique. Elle débordait d'énergie, comme un moteur qui tournerait furieusement mais à vide, sans mettre en route aucune machine.
Côté tapin, elle s'en tirait rudement bien, la Reine-Mère étant parvenue à lui faire canaliser un peu de sa hargne dans l'essorage de clients.
Elle gagnait des sommes considérables, qu'elle dépensait avec une fièvre convulsive. Ne se déplaçait qu'en taxi, n'habitait qu'à l'hôtel, arrivait dans les bars, sortait sa liasse, mettait la sienne, donnait un argent fou à ceux qu'elle estimait être de vrais amis – on rentrait aussi facilement dans la liste qu'on en était exclu avec fracas. Par-dessus tout, elle aimait recruter de la bonne racaille, et l'embarquer claquer dans de grands endroits, taper le scandale à l'entrée parce qu'on ne voulait pas les laisser rentrer, taper le scandale dans les restos parce que le garçon parlait mal à Untel, cracher par terre et parler fort avec les mains. Vérifiant, à chaque fois, avec un plaisir malsain, jusqu'où on la laisserait aller une liasse à la main.
Quand elle n'était pas rouge de colère, elle était écarlate de rire, en pleurait souvent, devait s'asseoir quelque part parce que le fou rire lui durait trop longtemps, la secouait tout entière.
Dans le taxi, elle a commencé par se calmer, maugréant:
– Si t'es tellement dans le rush que t'as pas cinq minutes pour que je passe acheter un journal et récupérer un truc à mon hôtel, t'as pas cinq minutes et c'est tout… C'est pas une raison pour te monter le chiraud comme ça…
Puis elle a tiré une clope de son sac, l'a allumée. Le chauffeur a fait remarquer qu'on ne fumait pas dans son taxi. Assez gentiment, parce que cette fille tapait une classe infernale et que tout le monde commençait par être aimable avec elle. Sonia s'est ruée sur l'occasion:
– Qu'est-ce que c'est que ce balourd, d'où j'ai pas le droit de fumer?
Elle aboyait les mots. Il a doctement confirmé:
– Non, mademoiselle, ni vous ni personne.
– Attends, j'ouvre la fenêtre, tu vas pas me dire que ça te dérange? Au prix où je paie de toute façon, je peux bien te déranger un peu, O.K.?
Le chauffeur n'était pas un vrai conflictuel; comprenant qu'elle était infiniment plus pénible que bandante, il s'est arrêté au premier feu rouge, a bloqué son compteur et réclamé sa course. Tout étant relatif, et considérant le déluge d'insultes qu'il s'est ainsi attirées, je l'ai trouvé stoïque et courtois. Sonia, royale et la gueule déformée par un rictus de mépris haineux qu'elle portait plutôt bien, lui a laissé vingt sacs en susurrant:
– Et ton taxi, chéri, mets-toi bien dans le crâne que si ça m'amuse, demain tu le tapisses panthère et tu portes un bonnet à pompon. Alors frime pas trop, tu pourrais le regretter.
Et on est parties à pied, le pont des Terreaux n'était qu'à quelques centaines de mètres derrière nous. Ça nous faisait une trotte jusqu'au Checking.
J'aimais bien sa tête quand elle s énervait. J'aimais moins marcher, et encore moins me faire remarquer, alors je faisais un peu la gueule. Mais comme elle ne l'a plus fermée de tout le voyage, mon silence boudeur n'a rien changé à son monologue survolté. Elle avait quinze embrouilles de taxi à raconter.
– C'est trop une sale race, faut pas hésiter à être désagréable avec eux, sérieux…
Oreille distraite, je regardais le fleuve. Eau noire et brillant faiblement, grosse langue de ténèbres. L'air glacé me détruisait les bronches et la marche chassait le peu d'alcool que j'avais emmagasiné. J'avais hâte qu'on arrive, et Sonia ne l'a pas fermée de tout le voyage.
19 H 55
En quelques pas l'air glacé avait traversé mon blouson. J'avançais, voûtée, coudes collés au corps et le visage tordu en un rictus de résistance au froid.
La lumière bleue du Checking est apparue en bout de route. De l'extérieur, le bâtiment ressemblait à une manufacture abandonnée, sans fioritures, carré de béton.
Porte blindée, noire et très haute, nous avons sonné et attendu que de l'intérieur on nous vérifie la face. Il fallait penser à reculer d'un pas au bruit du lourd système de verrouillage qu'on manœuvre pour ne pas prendre la porte dans la tête, car elle s'ouvrait sur l'extérieur. Les non-avertis se la prenaient régulièrement pleine tête, ce qui ne manquait jamais de nous donner le fou rire.
Les deux filles de l'entrée se sont écartées pour nous laisser entrer, révérence discrète et rigide, d'inspiration très militaire: le torse se pliait en avant, mouvement sec et élégant. Tailleurs bleu sombre, talons aiguilles et chignons impeccables. J'ai toujours eu du mal à les distinguer les unes des autres. La Reine-Mère en plaçait un peu partout dans sa boîte, toutes les mêmes, exactement. Brunes, corpulences de nageuses est-allemandes, jambes interminables, mâchoires carrées et le teint mat. Elles assuraient le service d'ordre sans jamais papoter entre elles, polies mais rarement souriantes. Elles y étaient pour beaucoup dans le folklore du Checking Point.
La Reine-Mère avait un sens aigu de l'image qui en impose.
Le vestibule de la boîte ressemblait à un hall d'hôtel new-yorkais tel qu'on en voit dans certains films. Déluge de marbre blanc et de dorures astiquées, reluisantes. Tapis moelleux, lustres dégoulinants de verroteries savamment agencées. Exagération sur le luxe et le grandiose. Silence impénétrable. Que les choses soient claires: on arrivait chez la Reine-Mère et elle avait les moyens de faire les choses en grand.