(C’est au cours d’un de ces trajets que j’ai vu, assise au milieu du wagon, une jeune femme avec un chapeau portant l’inscription « VINGT ET TROIS » – vingt ans et trois mois, l’intervalle nominal entre l’apparition du Chronolithe et la conquête qu’il prédisait. Elle lisait un exemplaire déglingué de Stranger Than Science, dont le tirage devait être épuisé depuis bien soixante ans. J’ai eu envie de l’aborder, de lui demander comment elle s’était ainsi retrouvée en possession de ces totems, de ces échos de mon passé, mais ma timidité l’a emporté, et de toute façon, de quelle manière aurais-je pu poser une question comme celle-là ? Je ne l’ai jamais revue.)
J’ai eu plusieurs aventures. Je suis sorti pendant presque un an avec Annali Kincaid, qui travaillait à la division contrôle qualité de Campion-Miller, adorait la couleur turquoise et le Nouveau Drame, et s’intéressait beaucoup à ce qu’il se passait dans le monde. Elle m’a traîné à des conférences et à des exposés auxquels je n’aurais prêté aucune attention sans elle. Nous avons fini par rompre, parce qu’elle avait des convictions politiques profondes et complexes alors que je n’en avais aucune. Politiquement, à part au sujet de Kuin, j’étais agnostique.
J’ai quand même eu au moins une occasion de l’impressionner. Elle avait utilisé les références d’une personne de Campion-Miller pour nous permettre d’assister à une conférence universitaire : « Les Chronolithes : problèmes scientifiques et culturels. » (Mon idée autant que la sienne, en l’occurrence. Voire plutôt la mienne. Annali n’avait déjà pas apprécié que j’aie décoré ma chambre avec des photographies aériennes et orbitales des Chronolithes, ni que des téléchargements kuinistes jonchent mon appartement.) Nous venions de passer l’essentiel d’un agréable samedi après-midi à suivre trois exposés lorsque Annali a annoncé qu’elle trouvait cela un peu trop abstrait. Mais alors que nous traversions le hall, une femme m’a hélé. Une femme plus âgée que moi, qui portait un jean ample et un pull vert pomme trop grand pour elle, et me fixait de derrière de monstrueuses lunettes.
Elle s’appelait Sulamith Chopra. J’avais fait sa connaissance à l’université Cornell. Sa carrière l’avait amenée à s’impliquer complètement dans la partie physique fondamentale des recherches sur les Chronolithes.
J’ai présenté Sue à Annali.
Annali en a été abasourdie. « Madame Chopra, j’ai entendu parler de vous. La presse cite souvent votre nom.
— Eh bien, j’ai accompli quelques petites choses.
— Je suis ravie de faire votre connaissance.
— Moi de même ». Mais Sue ne m’avait pas quitté des yeux.
« Curieux que ce soit sur toi que je tombe ici, Scotty.
— Vraiment ?
— Inattendu. Significatif, peut-être. Ou peut-être pas. Il faudrait qu’on reprenne contact, un de ces jours. »
Cela m’a flatté. J’avais très envie de discuter avec elle. Je lui ai tendu d’un geste pitoyable ma carte de visite professionnelle.
« Inutile, a-t-elle décrété. Je saurais te retrouver en cas de besoin, Scotty, ne te fais pas de souci.
— Vraiment ? »
Mais déjà elle se fondait dans la foule.
« Je vois que tu connais du beau monde », m’a dit Annali pendant que nous rentrions en voiture.
C’était inexact. (Sue ne m’a pas appelé – pas cette année-là – et aucune de mes tentatives pour la joindre n’a abouti.) Je connaissais des gens, pas forcément ceux qui comptaient, mais pas n’importe lesquels non plus. Tomber sur Sue Chopra était un présage, comme cette femme dans le métro aérien, mais un présage dont la signification restait obscure, une prophétie proférée dans une langue indéchiffrable, un signal perdu dans du bruit.
Être convoqué dans le bureau d’Amie Kunderson n’augurait jamais rien de bon. Je l’avais comme superviseur depuis que je travaillais chez Campion-Miller, et j’avais largement eu le temps de remarquer qu’il se déplaçait pour vous annoncer une bonne nouvelle. Quand il vous convoquait dans son bureau, mieux valait s’attendre au pire.
Arnie s’était énervé très récemment, quand l’équipe placée sous ma responsabilité avait bousillé un protocole de tri et d’expédition de commandes, manquant nous faire perdre un contrat avec un détaillant d’envergure nationale. Mais j’ai su que c’était encore plus grave dès que je suis entré dans son bureau, car quand Arnie se mettait en colère, il gesticulait et devenait tout rouge. Or, ce jour-là, c’était pire : il restait assis à son bureau avec l’expression fuyante d’un homme chargé d’une mission répugnante mais nécessaire – l’expression d’un croque-mort, par exemple. Il évitait mon regard.
J’ai approché une chaise et attendu. Nos relations n’avaient rien de formel. Chacun de nous s’était rendu aux barbecues de l’autre.
Il a joint les mains. « Il n’y a pas de bonne manière de faire ça. Scott, je suis chargé de t’informer que Campion-Miller ne renouvelle pas ton contrat. Nous l’annulons. Je te le notifie officiellement. Je sais que cela vient sans aucun avertissement et Dieu sait que ça me fait vraiment chier de te l’assener comme ça. Tu as le droit à la totalité de l’indemnité de départ ainsi qu’à une compensation généreuse pour les six mois qui restaient à courir. »
Cela ne m’a pas autant surpris qu’il semblait s’y attendre. L’effondrement économique de l’Asie avait creusé un gros trou dans la clientèle étrangère de Campion-Miller. Rien que l’année précédente, la compagnie avait été rachetée par une multinationale dont la direction avait licencié un quart du personnel et revendu la plupart des filiales pour profiter de leur valeur immobilière.
Ce qui ne m’empêchait de me sentir pris en traître.
Le chômage augmentait, cette année-là. La crise d’Oglalla et l’effondrement des économies asiatiques avaient jeté beaucoup de monde sur le marché du travail. Un village de tentes se dressait à quatre pâtés de maisons de là, au bord de la rivière. Je me suis imaginé là-bas.
« Tu l’annonceras toi-même à l’équipe, ou tu veux que je m’en charge ? » ai-je demandé.
Mon équipe travaillait sur un logiciel de prévision du marché, l’un des produits les plus lucratifs de Campion-Miller. Plus précisément, nous factorisions de l’aléatoire et du pseudoaléatoire dans des applications servant à établir des tendances de consommation ou des prix compétitifs.
Demandez à un ordinateur de choisir au hasard deux chiffres entre un et dix, et la machine vous fournira une séquence vraiment aléatoire : par exemple 2 et 3, ou 1 et 9, etc. Alors qu’en reportant sur un graphe les réponses d’un échantillon conséquent d’êtres humains à la même question, vous obtiendrez une courbe de distribution avec de gros pics à 3 et 7. Quand les gens pensent au « hasard », ils ont tendance à se représenter des chiffres que l’on pourrait appeler « discrets » : ni trop près des limites, ni au milieu, ni appartenant à une séquence prédéterminée (2, 4, 6), etc.
Autrement dit, il existe ce qu’on pourrait appeler un aléatoire intuitif qui diffère radicalement de l’aléatoire authentique.
Pouvait-on tirer avantage de cette différence dans des applications commerciales de grand volume, tels que portefeuilles d’actions, marketing ou détermination du prix des produits ?