Nous pensions que oui. Nous avions progressé. Le travail avançait assez bien pour que l’annonce d’Arnie semble intervenir à un moment (pour le moins) curieux.
Il s’est éclairci la gorge. « Tu m’as mal compris. L’équipe ne s’en va pas.
— Pardon ?
— Ce n’est pas moi qui ai pris la décision, Scott.
— Tu l’as déjà dit. OK, ce n’est pas ta faute. Mais puisque le projet avance…
— Ne me demande pas de justifications. Franchement, je suis incapable de t’en fournir. »
Il a laissé ses paroles faire leur effet.
« Cinq ans, ai-je lâché. Merde, Arnie ! Cinq ans !
— Rien n’est garanti. C’est fini, ce temps-là. Tu le sais aussi bien que moi.
— Ça passerait sans doute mieux si je comprenais pourquoi. »
Il s’est tortillé dans son fauteuil.
« Je ne suis pas autorisé à te le dire. Je suis très content de ton travail, et je suis prêt à le mettre par écrit.
— Je me suis fait un ennemi à la direction, c’est ça ? »
Il a failli hocher la tête. « Le travail que nous faisons ici est surveillé de très, très près. Certaines personnes deviennent nerveuses. Je ne sais pas au juste si tu t’es fait un ennemi. Peut-être plutôt les amis qu’il ne fallait pas. »
J’en doutais : je ne m’en étais pas fait beaucoup.
Des gens avec qui partager un repas ou assister à un match des Twins, oui, j’en connaissais. Mais personne sur qui je pouvais compter. D’une façon ou d’une autre, par un lent processus d’attrition émotionnelle, j’étais devenu le genre de type qui bossait dur, souriait avec affabilité et rentrait chez lui passer la soirée en buvant quelques bières devant son panneau vidéo.
C’est d’ailleurs de cette manière que je l’ai passée, le jour où Arnie Kunderson m’a viré.
L’appartement n’avait pas beaucoup changé depuis que j’y avais emménagé (excepté un des murs de la chambre dont je me servais comme tableau d’affichage pour des articles de presse, pour des photos des sites des Chronolithes et pour mes abondantes notes sur le sujet). Les rares améliorations étaient presque toutes dues à Kaitlin. Elle avait alors dix ans et se plaisait à critiquer mes goûts en matière de mode, sans doute pour se donner l’impression de grandir. J’avais fini par remplacer le canapé à force d’entendre Kait répéter à quel point il était « inactuel » (son mot de dérision favori).
Bref, mon vieux canapé avait cédé la place à une banquette capitonnée d’un bleu austère qui avait l’air géniale tant qu’on ne tentait pas de s’y installer confortablement.
J’ai songé à appeler Janice, mais j’ai décidé de m’en abstenir. Janice n’appréciait pas les coups de fil spontanés. Elle préférait avoir de mes nouvelles selon un planning régulier et prévisible. Quant à Kaitlin… mieux valait ne pas la déranger non plus. Sinon, elle serait capable de se lancer dans un compte rendu détaillé de ce qu’elle avait fait ce jour-là avec Whit, comme on l’encourageait à appeler son beau-père. Whit était génial, selon elle. Whit la faisait rire. Je devrais peut-être parler à Whit, me suis-je dit. Peut-être qu’il me ferait rire aussi.
Et donc, ce soir-là, je n’ai fait que téter quelques bières en naviguant d’un satellite à l’autre.
Même les bouquets bon marché incluaient des chaînes « nature et sciences ». L’une d’elles proposait des images récentes de la Thaïlande, celles d’un reportage vidéo sur une expédition véritablement dangereuse qui cherchait à atteindre les ruines de Bangkok en remontant le Chao Phraya. La National Géographie Society et une demi-douzaine d’autres compagnies dont le générique de début mettait les logos bien en évidence sponsorisaient ladite expédition.
J’ai coupé le son pour laisser les images parler d’elles-mêmes.
On avait très peu reconstruit le cœur urbain de Bangkok depuis 2021. Personne ne voulait vivre ou travailler au voisinage du Chronolithe – des rumeurs de « maladie de proximité » effrayaient la population, malgré l’absence de tout diagnostic en ce sens dans la littérature médicale. Bandits et milices révolutionnaires étaient par contre omniprésents. Tout cela n’empêchait pas le commerce fluvial de prospérer le long du Chao Phraya, y compris à l’ombre de Kuin.
Le programme débutait par une prise de vue aérienne de la ville. De grossiers docks bancals permettaient d’accéder à des entrepôts sommaires, à un marché, à des stocks de fruits et de légumes frais, l’ordre émergeant du chaos, des rues regagnées sur les ruines et ouvertes au commerce. En prenant suffisamment d’altitude, on aurait cru à une illustration de la manière dont l’homme reprend le dessus après un désastre. Vu du sol, l’impression se révélait moins flatteuse.
Lorsque l’expédition s’est approchée du cœur de la cité, le Chronolithe a commencé à apparaître dans chaque plan : de loin, dominant le fleuve, ou de près, imposant dans la mi-journée tropicale.
Le monument était d’une propreté ahurissante. Les oiseaux et les insectes eux-mêmes l’évitaient. De la poussière charriée par le vent s’était accumulée dans les quelques crevasses protégées du visage sculpté, adoucissant légèrement le regard préoccupé de Kuin. Mais rien n’y poussait, même dans cette terre abritée : elle était d’une stérilité absolue. Sur l’une des berges, là où l’énorme base octogonale du monument coupait le sol, quelques lianes avaient bien tenté l’escalade, mais rien ne parvenait à s’accrocher à cette surface hostile lisse comme un miroir.
L’expédition a jeté l’ancre au milieu du fleuve et débarqué pour tourner d’autres images. L’une des séquences montrait une tempête tourbillonnant sur l’antique cité. La pluie cascadait du Chronolithe en torrents miniatures, petites chutes d’eau qui soulevaient des panaches de limon au fond du fleuve.
Les marchands sur les quais couvraient leurs stands de toiles goudronnées et de bâches en plastique avant de se réfugier dessous.
Plan de coupe sur un singe sauvage qui aboyait au ciel depuis un panneau publicitaire Exxon tombé à terre.
Les nuages s’ouvraient pour contourner le promontoire formé par l’énorme tête de Kuin.
Le soleil a émergé derrière l’horizon vert et projeté l’ombre du Chronolithe sur la cité, tel le style d’un gigantesque et lugubre cadran solaire.
Le reste ne m’apprenait rien. J’ai éteint le moniteur et suis allé me coucher.
Nous – le monde anglophone – avions à cette époque adopté un certain nombre de termes descriptifs pour les Chronolithes. Ainsi, un Chronolithe apparaissait ou arrivait… certains préféraient se poser, un peu comme pour une tornade à bout de force.
Le plus récent des Chronolithes était apparu (était arrivé, s’était posé) plus de dix-huit mois auparavant en nivelant le front de mer de Macao. Six mois seulement plus tôt, un monument similaire avait détruit Taipei.
Comme les précédentes, ces deux pierres célébraient des victoires militaires situées environ vingt ans dans le futur. Vingt et trois : à peine la durée d’une vie, mais sans doute assez pour que Kuin (s’il existait, s’il était plus qu’un symbole arrangé ou une abstraction) masse ses forces en prévision de ses présumées conquêtes asiatiques. Assez pour qu’un jeune homme approche de la cinquantaine. Ou pour qu’une petite fille devienne une jeune femme.
Mais le monde n’avait pas connu la moindre arrivée de Chronolithe depuis plus d’un an, et certains d’entre nous avaient choisi de croire que la crise était, sinon complètement terminée, du moins exclusivement asiatique – confinée par la géographie, limitée par les océans.