— Cette bonne vieille Sue, ai-je réussi à répondre.
— J’ai ma voiture dehors. Tu as mangé ?
— Je n’ai pas eu de petit déjeuner.
— Alors je t’invite. »
Deux semaines plus tôt, Sue m’avait appelé un après-midi, me tirant d’une sieste sans rêves. Ses premiers mots avaient été : « Salut, Scotty ! J’ai appris que tu n’avais plus de boulot. »
Alors que je n’avais pas échangé un traître mot avec cette femme depuis notre brève rencontre fortuite à Minneapolis. Qu’elle ne m’avait jamais rappelé depuis. J’ai eu besoin de quelques secondes pour reprendre mes esprits et simplement reconnaître sa voix.
« Excuse-moi de ne pas t’avoir rappelé plus tôt, a-t-elle continué. J’avais mes raisons. Mais ça ne m’empêchait pas de garder un œil sur toi.
— Tu gardais un œil sur moi ?
— C’est une longue histoire. » J’ai attendu qu’elle me la raconte. Au lieu de cela, elle est longuement revenue sur le bon vieux temps à Cornell et m’a résumé sa carrière depuis, y compris le travail universitaire qu’elle effectuait sur les Chronolithes, sujet qui m’intéressait au plus haut point… Et distrayait mon attention, ce qui n’était sûrement pas innocent de sa part.
Elle a parlé de physique avec trop de détails pour que je puisse suivre : des espaces de Calabi-Yau et de quelque chose qu’elle appelait « la turbulence tau ».
Jusqu’à ce que je lui demande enfin : « Donc ouais, je n’ai plus de boulot. Comment tu le sais ?
— Eh bien, c’est aussi pour ça que je t’appelle. J’ai bien l’impression d’y être un peu pour quelque chose. »
Je me suis souvenu des « ennemis dans la direction » sous-entendus par Arnie Kunderson. Des « hommes en costume » évoqués par Annali. « Crache le morceau.
— D’accord, mais il va falloir que tu sois patient. Je suppose que tu n’as pas besoin de sortir ? Ni d’aller bientôt aux toilettes ?
— Je te le ferai savoir.
— OK. Bon, par où commencer ? Scotty, tu as déjà remarqué à quel point il était difficile de distinguer la cause de l’effet ? Tout se mélange. »
Elle avait publié un certain nombre d’articles sur les formes exotiques de la matière et les transformations C-Y (« la matière non baryonique et comment dénouer des nœuds dans une corde ») au moment de l’apparition du Chronolithe de Chumphon. La plupart traitaient de problèmes dans la symétrie temporelle – un concept qu’elle m’aurait expliqué en long et en large si je l’avais laissée faire. Après Chumphon, quand le Congrès avait commencé à prendre au sérieux la menace potentielle que représentaient les Chronolithes, on l’avait invitée à se joindre à une équipe de recherche patronnée par une poignée d’agences de sécurité et financée par une ligne du budget fédéral. Un travail à temps partiel, lui avait-on précisé, qui consisterait en de la recherche fondamentale, impliquerait la collaboration de la faculté de Cornell comme de divers collègues plus anciens, et serait du plus bel effet sur son CV. « Comme Los Alamos, tu comprends, mais un petit peu plus détendu, a-t-elle expliqué.
— Ah oui ?
— Enfin, du moins au début. Alors j’ai accepté. C’est au cours de ces premiers mois que je suis tombée sur ton nom. Tout était très ouvert, à l’époque. J’ai vu toutes sortes de conneries de sécurité. Il y avait une liste maître de témoins oculaires, des gens qu’ils avaient débriefés en Thaïlande…
— Ah…
— Et bien sûr, ton nom y figurait. On a pensé convoquer tous ces gens, enfin, tous ceux que nous pourrions retrouver, histoire de leur faire passer des tests sanguins et autres, mais finalement on a renoncé : c’était trop lourd, trop envahissant, et trop peu susceptible de donner du concret. Sans compter les atteintes aux libertés civiques. Mais je me souviens que ton nom figurait sur cette liste.
« Je savais que c’était bien le tien parce qu’on y avait joint ta biographie quasi complète, y compris Cornell, y compris un lien hypertexte sur moi. »
Une fois de plus, j’ai pensé à Hitch Paley. Son nom figurait aussi sur cette liste. Ils avaient peut-être examiné un peu plus attentivement ses activités, depuis Hitch était peut-être en prison. Ce qui expliquerait pourquoi il n’y avait pas eu de paquet ce jour-là à Easy’s Packages, et pourquoi je n’avais pas entendu parler de lui depuis.
Mais bien entendu, je n’ai pas soufflé mot de tout cela à Sue.
« Eh bien, j’ai en quelque sorte pris note, a-t-elle continué, mais sans plus, du moins jusqu’à ces derniers temps. Scotty, il y a une chose qu’il faut que tu comprennes : l’évolution de cette crise a rendu tout le monde beaucoup plus parano. Et si ça se trouve, à juste titre. Surtout depuis Yichang. Tout le monde a pété les plombs à cause de Yichang. Tu sais combien de morts il y a eu rien que dans l’inondation ? En plus, c’était la première explosion atomique à peu près guerrière depuis le siècle dernier. »
Elle n’avait pas besoin de me le dire. Je m’étais tenu au courant. Il n’y avait même rien de surprenant à ce que la NSA, la CIA ou le FBI s’impliquent à ce point dans les recherches de Sue. Les Chronolithes étaient devenus, à la base, un problème de défense. L’image qui se tapissait au fond de toutes les têtes – rarement exprimée, rarement explicite – était celle d’un Chronolithe sur le sol américain : Kuin trônant sur Houston, New-York ou Washington.
« Et donc, quand ton nom m’est retombé sous les yeux… eh bien, c’était sur une liste d’un autre genre. Le FBI enquêtait à nouveau sur les témoins. Je veux dire, ils te gardaient plus ou moins à l’œil depuis le début. Tu n’étais pas surveillé à proprement parler, mais si tu déménageais dans un autre État ou je ne sais quoi, ils s’en seraient rendu compte et l’auraient noté dans ton dossier.
— Bon Dieu, Sue !
— Simple routine, rien de bien méchant. Jusqu’à récemment. Ton travail à Campion-Miller est apparu sur l’écran radar.
— J’écris des logiciels de gestion. Je ne vois pas…
— Ne sois pas si modeste, Scotty. Tu t’en es très bien sorti avec ces heuristiques de marketing et ces anticipations collectives. J’ai jeté un œil sur ton code…
— Tu as vu le code source de Campion-Miller ?
— Campion-Miller a bien voulu le mettre à la disposition des autorités. »
Les pièces du puzzle se mettaient peu à peu en place. Une enquête du FBI chez Campion-Miller ne manquerait pas d’inquiéter la direction, surtout si les questions portaient sur du code sensible. D’où l’étrange intransigeance d’Arnie Kunderson et cette atmosphère « taisez-vous, méfiez-vous » qui entourait mon licenciement.
« Tu veux dire que c’est toi qui m’as fait virer ?
— Personne ne voulait que tu perdes ton emploi. Mais en l’occurrence, c’est plutôt commode. »
Commode était sans doute le dernier mot qui me serait venu à l’esprit.
« Tu vois comment ça se goupille, Scotty ? Tu es sur place à l’arrivée du Chronolithe de Chumphon, qui te marque pour la vie à lui tout seul. Et voilà que cinq ans plus tard, il s’avère que tu élabores des algorithmes tout à fait pertinents pour les recherches qu’on effectue ici.
— Vraiment ?
— Crois-moi. C’est ce qui a fait ressortir ton dossier. J’ai glissé un mot gentil sur toi histoire qu’ils te lâchent un peu, mais pour parler franchement : il y a des gens très puissants qui s’énervent beaucoup trop. À cause de Yichang, mais aussi de l’économie, des émeutes, de tous ces problèmes au cours des dernières élections… cela rend incroyablement nerveuses certaines personnes. Donc, quand j’ai entendu dire que tu avais été viré, j’ai eu la brillante idée de te faire venir ici.