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— Scotty, ce n’est pas moi qui ai commencé à tenir la liste de tes appels. Tu peux prendre ce boulot ou non, mais le refuser ne te procurera pas une vie normale. Que tu l’aies su ou non à l’époque, tu y as renoncé à Chumphon. »

J’ai pensé : mon père est en train de mourir. Je me suis demandé si je m’en fichais ou pas.

De retour dans la voiture, Sue s’excusait toujours. « Ai-je tort de remarquer qu’il y a un lien entre nous ? Que les Chronolithes ont donné à nos deux vies une forme que nous ne pouvons contrôler ? Mais j’essaye de faire pour le mieux, Scotty. J’ai besoin de toi ici, et je pense que tu t’accomplirais davantage dans ce travail que chez Campion-Miller. » Elle est passé au feu orange et le clignotement de réprimande sur son contrôle tête haute l’a fait ciller. « Je me trompe en soupçonnant que tu veux être impliqué dans ce que nous faisons ? »

Non, mais je ne lui ai pas donné la satisfaction de l’avouer.

« Et puis…» Est-ce qu’elle rougissait ? « Franchement, j’apprécie ta compagnie.

— Tu ne dois pourtant pas en manquer.

— J’ai des collègues, pas de la compagnie. Personne qui compte. Et de toute façon, tu sais que ce n’est pas une mauvaise proposition. Pas dans le monde dans lequel nous vivons. » Elle a ajouté d’une voix presque timide : « Et ça te permettrait de voyager. De voir du pays. D’assister à des miracles. »

Stranger than science.

6

Dans la grande tradition de l’emploi fédéral, j’ai attendu trois semaines que quelque chose se produise. Les employeurs de Sulamith Chopra m’ont trouvé un motel et m’y ont abandonné. Chaque fois que j’appelais Sue, on me passait à un fonctionnaire du nom de Morris Torrance, qui me conseillait d’être patient. Le service en chambre était gratuit, mais on ne peut pas vivre uniquement de service en chambre. Je ne voulais pas abandonner mon appartement de Minneapolis tant que je n’avais rien signé de concret, et chaque jour passé dans le Maryland me faisait perdre de l’argent.

Le terminal du motel était presque certainement sur écoute, et le FBI avait sûrement trouvé le moyen de se brancher sur mon terminal portable avant même que son signal n’atteigne un satellite, Cela ne m’a pas empêché de faire ce qu’ils s’attendaient sans doute à me voir faire : j’ai continué à rassembler des données sur Kuin et me suis intéressé d’un peu plus près à certaines des publications de Sue.

Elle avait publié deux articles importants dans le nexus de Nature et un sur le site de Science. Tous trois sur des sujets qui dépassaient mes compétences et ne semblaient avoir qu’un vague rapport avec les Chronolithes : « Une hypothétique énergie unificatrice du tauon », « Structures matérielles non hadroniques », « La gravitation et les forces de liaison temporelles ». Tout ce que j’ai compris du texte est que Sue avait produit quelques solutions intéressantes à des problèmes de physique fondamentale. Les articles étaient très détaillés et, pour moi, difficilement compréhensibles, un peu comme Sue elle-même.

Comme j’avais du temps devant moi, j’en ai consacré une partie à penser à elle. Bien entendu, elle avait été plus qu’une enseignante pour ceux qui avaient appris à la connaître. Mais elle s’était toujours montrée très discrète sur sa vie privée. Originaire de Madras, la famille de Sue avait émigré aux États-Unis lorsqu’elle avait trois ans. Son enfance avait été des plus solitaires, partagée entre ses devoirs scolaires et ses intérêts intellectuels alors naissants. Elle était homosexuelle, bien entendu, mais parlait très peu de ses partenaires, qu’elle ne semblait jamais garder bien longtemps, et n’avait jamais évoqué la manière dont ses parents, qu’elle décrivait comme « plutôt conservateurs, légèrement religieux », avaient réagi à l’annonce de son homosexualité. Comme si elle trouvait ces sujets triviaux, indignes qu’on en parle. Peut-être nourrissait-elle une vieille douleur. Dans ce cas, elle le cachait bien.

Elle trouvait son bonheur dans son travail, qu’elle effectuait avec un enthousiasme d’une sincérité évidente. Son travail, ou sa capacité à l’accomplir, était la récompense dont la vie la gratifiait, et pour Sue, cela compensait tout le reste. Elle avait des plaisirs intenses, mais monacaux.

Sue ne se limitait sûrement pas à cela. Mais elle n’avait rien voulu partager d’autre.

« Une hypothétique énergie unificatrice du tauon »… Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Cela signifiait qu’elle avait inspecté de près la mécanique de l’univers. Qu’elle ne se laissait pas intimider par les choses fondamentales.

Je souffrais de la solitude, mais j’étais trop mal à l’aise pour y remédier, et je m’ennuyais assez pour tenter de repérer, parmi les automobiles garées sur le parking du motel, celle abritant l’équipe du FBI chargée de ma surveillance, si toutefois elle se servait d’une voiture.

Mais quand j’ai fini par avoir affaire au FBI, cela n’a rien eu de furtif. Morris Torrance m’a téléphoné pour m’informer que j’avais rendez-vous au Bâtiment fédéral du centre-ville, où l’on me demanderait de fournir un échantillon de sang et de me soumettre au détecteur de mensonge. Qu’il faille franchir de tels obstacles pour décrocher un emploi rémunéré comme gardien du code de Sue Chopra montrait avec quel sérieux le gouvernement prenait ses recherches, ou du moins l’investissement consenti par le Congrès.

Mais Morris lui-même avait sous-estimé ce que les Fédéraux exigeraient de moi. Outre un prélèvement de sang, j’ai subi une radio du torse ainsi qu’un scan-laser crânien. On m’a soulagé d’échantillons d’urine, de matières fécales et de cheveux. On a relevé mes empreintes digitales, on m’a fait signer une autorisation de séquençage de chromosomes, et on m’a accompagné jusqu’au détecteur de mensonge.

Lorsque Morris Torrance avait mentionné ce détecteur, au téléphone, je n’avais ensuite pu penser qu’à une chose : Hitch Paley.

Ce que je savais sur Hitch pouvait l’envoyer en prison, s’il ne s’y trouvait pas déjà, et cela me posait un problème. Hitch n’avait jamais été mon ami le plus intime et j’ignorais jusqu’à quel point je devais lui être loyal, après tant d’années. Mais je n’en avais pas dormi de la nuit et j’avais fini par décider que je déclinerais l’offre d’emploi de Sue plutôt que de compromettre la liberté de Hitch. Certes, Hitch était un criminel passible de prison selon la loi, mais je ne voyais pas quelle justice il y avait à emprisonner un homme pour avoir vendu de la marijuana à des oisifs fortunés qui, sans cela, auraient claqué leur fric dans des boissons à base de vodka, de la coke ou des méthamphétamines.

Non que Hitch ait été particulièrement scrupuleux sur ce qu’il vendait. Mais moi, je l’étais sur qui je vendais.

Malgré sa blouse blanche, l’opérateur du détecteur de mensonge ressemblait plus à un videur qu’à un médecin, et l’incontournable Morris Torrance nous a rejoints dans la pièce d’une nudité clinique afin de superviser le test. Morris était de toute évidence un employé fédéral ; il avait une douzaine de kilos en trop et n’était plus dans la fleur de l’âge depuis une dizaine d’années. Son crâne s’était dégarni de cette manière qui donne l’air tonsuré à certains hommes mûrs. Mais il avait une poignée de main ferme, des manières décontractées, et ne me semblait pas vraiment hostile.

J’ai laissé l’opérateur me fixer les électrodes et répondu à ses questions d’étalonnage sans bafouiller. Morris a ensuite pris le relais et s’est mis à revoir avec moi, détail après détail, ma première expérience du Chronolithe de Chumphon, s’interrompant de temps à autre pour laisser le gourou du détecteur gribouiller des annotations sur le listage craché par la machine (qui ressemblait à une antiquité, et en était bien une puisqu’on l’avait conçue conformément à des spécifications formulées par une jurisprudence du XXe siècle.) J’ai raconté mon histoire sans mentir et en détail, sans hésiter à mentionner le nom de Hitch Paley, mais en passant sous silence la manière dont il gagnait sa vie. J’ai même ajouté un petit quelque chose sur son commerce d’appâts, qui était des plus légitimes, après tout, du moins de temps en temps.