Je lui ai à nouveau serré la main… mais plus chaleureusement, cette fois, vu qu’il ne me tourmentait pas pour obtenir un échantillon d’urine.
« Pour l’instant, a décrété Sue, contente-toi de te familiariser avec ce que je fais. Je n’ai pas ton niveau de maîtrise du code, alors prends des notes. Nous discuterons de la manière de procéder à la fin de la semaine. »
C’est donc à cela que j’ai consacré la journée. Je n’ai regardé ni les données entrées par Sue, ni ses résultats, mais les couches procédurales, les protocoles utilisés pour traduire les problèmes en systèmes limités et en solutions autorisées à se reproduire et à mourir. Elle avait installé les meilleures applications génétiques commerciales, mais celles-ci étaient franchement inadaptées (ou du moins d’une lourdeur absurde) à une partie de ce qu’elle essayait de faire. Nous appelions ce genre d’applis des « règles à calcul » : utiles pour une première approximation, mais primitives.
Morris a fini son Golf et a rapporté de quoi manger de chez le traiteur en bas de la rue, avec un exemplaire du Pêcheur à la mouche pour occuper son début d’après-midi. Sue émergeait à intervalles réguliers pour nous regarder d’un air ravi : nous représentions sa zone tampon, une couche d’isolant entre le monde et les mystères de Kuin.
Le dernier soir de ma première semaine dans le projet, je regagnais en voiture un autre appartement presque vide quand j’ai soudain compris que ma vie venait subitement de prendre un tournant irrévocable.
Peut-être à cause de l’ennui de la conduite, ou des colonies de tentes qui ressemblaient à des carcasses de voitures rouillées sur le bord de la route, ou tout simplement de la perspective d’un week-end de solitude. Le mot « déni » a mauvaise réputation, contrairement au stoïcisme. Le stoïcisme n’est-il pas pourtant fondé sur le déni, le refus définitif de capituler devant une vérité affreuse ? Je m’étais montré vraiment très stoïque, ces derniers temps. Mais alors que je déboîtais pour doubler un camion-citerne, une fourgonnette Leica jaune s’est mise à me presser de derrière, et au même moment le camion a commencé à sortir de sa file pour empiéter sur la mienne. Son conducteur avait dû faire désactiver les contrôles automatiques de proximité, ce qui est tout à fait illégal mais assez fréquent chez les routiers indépendants. Et je me trouvais dans son angle mort, et la Leica refusait de freiner, et pendant cinq bonnes secondes je n’ai rien eu sous les yeux qu’une prémonition de mon corps aplati comme une crêpe sur la colonne de direction.
Puis le routier m’a aperçu dans son rétroviseur, s’est rabattu sur la droite et m’a laissé le doubler.
La Leica m’a dépassé à fond comme si de rien n’était. Je me suis retrouvé couvert de sueur froide au volant… sans forces, fondamentalement perdu, à descendre une route grise entre l’oubli et l’oubli.
Une semaine plus tard, j’ai reçu une bonne nouvelle, Janice m’a appelé pour m’informer qu’on allait donner une oreille neuve à Kait.
« Ce sera une réparation complète, Scott, du moins on l’espère, étant donné qu’elle est née avec une ouïe normale et que les circuits nerveux nécessaires à l’audition doivent toujours être en place. Ça s’appelle une prothèse mastoïdo-cochléaire.
— C’est vraiment possible ?
— La procédure est assez récente, mais le taux de réussite approche des cent pour cent pour les patients au passé médical identique à celui de Kait.
— Il n’y a pas de danger ?
— Pas vraiment. Mais c’est une opération chirurgicale importante. Elle passera plus d’une semaine à l’hôpital.
— C’est pour quand ?
— Dans six mois, jour pour jour.
— Et pour le financement ?
— Whit est bien couvert. Sa mutuelle accepte d’en prendre en charge au moins une partie. Je peux retirer un peu d’argent de mon plan de retraite, et Whit est prêt à payer le reste de sa poche. Il faudra peut-être prendre une deuxième hypothèque sur la maison. Mais c’est le prix à payer pour que Kaitlin puisse avoir une enfance normale.
— Laisse-moi participer.
— Je sais que tu ne roules pas vraiment sur l’or en ce moment, Scott.
— J’ai de l’argent de côté.
— Et je te remercie de ta proposition. Mais… franchement, Whit serait plus à l’aise s’il s’en occupait lui-même. »
Kait s’était bien adaptée à sa perte auditive. À moins de remarquer sa façon de pencher la tête ou celle de se renfrogner quand les conversations se faisaient moins sonores, on ne s’apercevait pas de son handicap. Mais il la rendait inévitablement différente, la condamnait au premier rang en classe, où trop d’enseignants s’étaient adressés à elle en exagérant leurs voyelles et en se comportant comme si son problème d’audition provenait d’une déficience intellectuelle. Elle était gênée quand elle jouait dans la cour de l’école, et on la surprenait facilement de derrière. Tout cela, associé à sa timidité naturelle, l’avait rendue un peu trop accro au Net, égocentrique, et parfois maussade.
Mais cela changerait. Les dégâts semblaient sur le point d’être réparés grâce aux progrès récents de l’ingénierie biomédicale. Et grâce à Whitman Delahunt. Et si mon ego se froissait un peu de le voir se mêler de l’intérêt de ma fille… eh bien, mon ego pouvait aller se faire foutre.
Kaitlin retrouverait son intégrité. Le reste n’avait aucune importance.
« Mais j’y tiens, Janice. Je le dois à Kaitlin depuis longtemps.
— Pas vraiment, Scott. Tu n’es en aucun cas responsable de son problème d’oreille.
— Je veux participer à sa diminution.
— Eh bien… Whit te laisserait sans doute apporter une petite contribution, si tu insistes. »
J’avais eu cinq années frugales. Ma « petite contribution » s’est montée à cinquante pour cent du coût de l’opération.
« Bon, Scotty, a dit Sue Chopra, prêt à partir en voyage ? »
Je lui avais déjà parlé de l’opération de Kaitlin. Je lui avais annoncé vouloir tenir compagnie à Kait pendant sa convalescence et je l’avais prévenue que je ne transigerais pas là-dessus.
« On l’opère dans six mois, a dit Sue. Nous serons revenus bien avant. »
Sibyllin. Mais elle semblait enfin prête à lever le voile sur toutes ses allusions des derniers jours.
Dans la cafétéria spacieuse mais quasiment vide, nous nous sommes assis tous les quatre à une table près de la seule fenêtre, qui surplombait l’autoroute. Sue, Morris Torrance, un jeune homme du nom de Raymond Mosely et moi.
Ray Mosely, étudiant en physique de troisième cycle issu du MIT, travaillait avec Sue sur les inventaires des sciences dures. Il avait vingt-cinq ans, de la bedaine, l’air peu soigné de sa personne et en même temps brillant comme un sou neuf. Il était d’une timidité maladive. Il m’avait évité des semaines durant, apparemment parce qu’il ne m’avait jamais vu avant. Il avait fini par m’accepter quand il avait compris n’avoir pas en moi un rival pour l’affection de Sue Chopra.
Sue, bien entendu, avait au moins douze ans de plus que lui et ses inclinations sexuelles ne la poussaient aucunement vers les hommes, encore moins vers les jeunes physiciens timides qui s’imaginaient qu’une longue conversation sur les interactions du muon constituait une invite à une intimité physique. Sue lui avait expliqué tout cela une fois ou deux. Ray était censé s’être résigné à cette explication, mais il lui lançait toujours des regards stupides de l’autre côté de la table poisseuse et se rangeait à son opinion avec la loyauté d’un amant.