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— Ils ont pris autre chose que de l’eau du robinet ?

— Pas que j’aie remarqué, mais il y en avait tant que je pouvais pas tous les garder à l’œil. Si tu veux vérifier tes vieilles affaires, la boîte est toujours là, derrière la Buick. »

Curieux et troublé, je me suis excusé le temps de faire un tour dans le garage non chauffé.

La boîte dont il parlait contenait un fatras de détritus de mes années de lycée. Des livres de classe, quelques récompenses académiques, des vieux romans et DVD, quelques jouets et souvenirs. Y compris, ai-je découvert, la statue de la Liberté en cuivre que j’avais rapportée de New York. La base verte en était élimée et le corps de cuivre creux, terni. Je l’ai prise et l’ai fourrée dans ma poche. S’il manquait quelque chose à cet assortiment, j’étais incapable de déterminer quoi. Mais j’avais des frissons dans le dos à l’idée d’agents anonymes du FBI fouillant dans des boîtes du garage.

Tout au fond de la boîte, j’ai trouvé une pile de dessins remontant à l’école primaire. Dessiner n’avait jamais été mon fort, mais ma mère avait trouvé ceux-là dignes d’être conservés. Du papier bruni et raide comme des feuilles mortes, recouvert de peinture à l’eau qui s’écaillait. Des scènes enneigées, pour la plupart. Des pins courbés, de grossières cabanes bloquées par la neige… des choses solitaires au milieu de vastes paysages.

Quand j’ai regagné la maison, mon père dodelinait de la tête dans son fauteuil. Sa tasse de café vacillait sur le bras capitonné. Je l’ai posée sur la table. La sonnerie du téléphone l’a tiré du sommeil. Un vieux téléphone à combiné muni d’un adaptateur numérique à l’endroit où le cordon sortait du mur.

Mon père a décroché, cligné des yeux, dit « ouais » une fois ou deux puis m’a tendu le combiné. « Pour toi.

— Pour moi ?

— Tu vois quelqu’un d’autre dans la pièce ? »

À l’autre bout du fil, il y avait Sue Chopra, la voix ténue sur la ligne à faible bande passante.

« Tu nous donnes du souci, Scotty.

— Vous aussi.

— Tu te demandes comment nous t’avons retrouvé. Tu peux te réjouir que nous l’ayons fait. Tu nous as pas mal inquiétés en t’enfuyant comme ça.

— Sue, je ne m’enfuis pas. Je passe l’après-midi avec mon père, c’est tout.

— Je comprends. Mais on aurait préféré que tu nous préviennes avant de quitter la ville. Morris t’a fait suivre.

— Morris peut aller se faire foutre. Je dois demander la permission pour quitter la ville, maintenant ?

— Ce n’est pas dans les textes, mais c’aurait été sympa. Scotty.

— Je sais que tu dois être très en colère. J’ai connu ça avant toi. Je ne peux pas te le justifier. Mais les temps changent. La vie est plus dangereuse qu’avant. Tu rentres quand ?

— Ce soir.

— Très bien. Je crois qu’il faut qu’on parle. »

Je lui ai répondu que je le croyais aussi.

Je suis resté assis quelques minutes avec mon père avant de lui annoncer que je devais partir. Derrière la fenêtre, la faible lumière du jour avait complètement disparu. La maison pleine de courants d’air sentait la poussière et la chaleur sèche.

Il s’est tortillé dans son fauteuil : « T’as fait tout ce chemin juste pour boire un café et marmonner trois mots ? Écoute, je sais pourquoi t’es venu. Je vais te dire, je n’ai pas spécialement peur de mourir. Ni même d’en parler. On se réveille, on lit le courrier et on se dit, eh bien, ce ne sera pas pour aujourd’hui. Mais ce n’est pas la même chose que de ne pas savoir.

— Je comprends.

— Non, tu ne comprends pas. Mais je suis content que tu sois venu. »

Venant de lui, c’était une parole stupéfiante. J’ai été incapable de trouver une réponse.

Il s’est levé, le pantalon mal arrimé à ses hanches osseuses. « Je n’ai pas toujours traité ta mère au mieux. Mais j’étais là, Scotty. Souviens-t’en. Même quand elle était à l’hôpital. Même quand elle délirait. Je ne t’y emmenais que lorsque je la savais dans un de ses bons jours. Elle disait de ces trucs, t’en serais resté sur le cul. Et puis t’es parti à l’université. »

Elle était morte de complications de pneumonie l’année avant mon diplôme. « Tu aurais pu m’appeler quand elle est tombée malade.

— Pour quoi faire ? Pour que ton dernier souvenir de ta mère soit qu’elle te maudissait sur son lit de mort ? Cela aurait servi à quoi ?

— Je l’aimais, moi aussi.

— C’était facile, pour toi. Peut-être que je l’aimais, peut-être pas, je me souviens plus. Mais j’étais avec elle, Scotty, tout le temps. Je ne me montrais pas forcément gentil avec elle. Mais j’étais avec elle.

Je me suis dirigé vers la porte. Il a fait quelques pas a ma suite puis s’est immobilisé, à bout de souffle.

« Souviens-toi de ça sur moi », a-t-il dit.

8

À notre arrivée à Ben Gourion, l’aéroport était en plein chaos, bondé de touristes qui s’enfuyaient. Notre vol El Al – retardé de quatre heures par les conditions météorologiques, après un délai « diplomatique » de trois jours dont Sue refusait de parler – était pratiquement vide. Mais il ne lui resterait plus une place au décollage : l’évacuation de Jérusalem continuait.

J’ai quitté l’avion au sein d’un groupe restreint formé par Sue Chopra, Ray Mosely et Morris Torrance, qu’entourait un cordon d’agents du FBI équipés de tactoculaires à vision améliorée et d’armes dissimulées, eux-mêmes escortés par cinq conscrits des Forces de défense israéliennes en jeans et T-shirts blancs, leurs Uzis pendus à l’épaule, qui nous avaient rejoints au pied de la passerelle. On nous a aussitôt fait franchir la douane israélienne et sortir de Ben Gourion pour parvenir à ce qui ressemblait à un sheruti, une camionnette-taxi privée, réquisitionnée pour faire face à l’urgence. Sue s’est faufilée sur le siège à côté de moi, encore étourdie par le voyage. Morris et Ray sont montés à l’arrière, et le groupe moteur a bourdonné doucement quand la camionnette a démarré.

Une pluie monotone rendait l’autoroute n°1 luisante. La longue file de voitures qui avançait au ralenti vers Tel Aviv miroitait faiblement sous les rangées de nuages, mais il n’y avait personne sur les voies menant vers Jérusalem. Devant nous, sur le bas-côté, d’immenses écrans de service public annonçaient l’évacuation. Dans notre dos, ils indiquaient les itinéraires d’évacuation.

« Aller à un endroit dont tout le monde part, il y a de quoi vous rendre un peu nerveux », a estimé Sue.

Sur la banquette arrière, l’homme des FDI – qui avait plutôt l’air d’un adolescent – a émis un bref ricanement.

« Il y a pas mal de sceptiques, a commenté Morris. Et aussi pas mal de mauvaise humeur. Le Likoud pourrait perdre les prochaines élections.

— Mais seulement s’il ne se passe rien, a dit Sue.

— Ça a une chance de se produire ?

— Quasiment aucune. »

L’homme des FDI a grogné à nouveau.

Une bourrasque de pluie s’est abattue en cliquetant sur le sheruti. En Israël, la saison des pluies a lieu en janvier et février. J’ai tourné la tête vers la fenêtre pour regarder un bosquet d’oliviers qui se courbait dans le vent. J’avais toujours en tête ce que Sue m’avait raconté dans l’avion.

Quand j’étais revenu de chez mon père, Sue était restée inaccessible des jours durant. Elle avait travaillé presque jusqu’à la dernière minute à aplanir les difficultés diplomatiques qui nous retenaient à Baltimore.