— Sue, ai-je objecté. Cela ne veut rien dire. Tu le sais.
— Cela n’a pas de signification causale, tu as raison, mais là n’est pas la question. L’important, c’est que cela nous marque. Tenter de comprendre la genèse d’un Chronolithe ressemble à essayer de défaire un pull avant même qu’il ne soit tricoté. C’est impossible. Au mieux, on peut dénicher certains fils de la bonne longueur ou de la même couleur, et deviner certaines choses sur la manière dont ils pourraient s’entremêler.
— C’est pour ça que le FBI a enquêté sur mon père ?
— Ils ne négligent absolument rien. Parce qu’on ne sait pas ce qui pourrait être important.
— C’est une logique paranoïaque.
— Ouais… Exactement, c’est une logique paranoïaque. Voilà pourquoi toi et moi sommes sous surveillance. On ne nous soupçonne de rien de criminel, en tout cas certainement pas au sens habituel. Mais ce qui les inquiète, c’est ce que nous pourrions devenir.
— Nous sommes peut-être les méchants, c’est ça que tu veux dire ? »
Elle a regardé par le hublot de l’avion de ligne et a scruté les cumulus discontinus et l’océan étalé dessous comme un miroir bleu et lustré.
« Songes-y, Scotty. Quoi que soit Kuin, il n’est sans doute pas à l’origine de cette technologie. Les conquérants et les rois sont rarement des as en physique. Ils utilisent ce qu’ils peuvent prendre. Kuin pourrait être n’importe qui et se trouver n’importe où, mais selon toute probabilité il va voler cette technologie, et va savoir s’il ne va pas la voler à nous ? À moins que nous ne soyons les gentils, ceux qui vont trouver la solution de ce casse-tête. C’est possible aussi, il s’agit juste d’une autre sorte de corrélation. Nous ne sommes pas simplement des prisonniers, sinon nous serions en cellule, à l’heure qu’il est. Ils nous surveillent et ils nous protègent en même temps. »
J’ai vérifié d’un coup d’œil dans l’allée que personne ne nous écoutait, mais Morris bavardait à l’avant avec une hôtesse de l’air et Ray s’absorbait dans son bouquin. « Ça, je peux l’accepter dans une certaine limite, ai-je dit. Je suis raisonnablement bien payé quand beaucoup ne le sont pas du tout, et j’assiste à des événements auxquels je n’aurais jamais cru assister un jour. » Et j’alimente mon obsession sur les Chronolithes, me suis-je abstenu d’ajouter. « Mais seulement dans une certaine limite. Je ne peux pas promettre…»
De ne pas vous lâcher un jour ou l’autre, voulais-je dire. De devenir un acolyte à la Ray Mosely. Pas quand le monde se transformait en enfer et que j’avais une fille à protéger.
Sue m’a interrompu avec un sourire pensif. « Ne t’inquiète pas, Scotty. Personne ne promet plus jamais rien, c’est fini ce temps-là. Parce que personne n’est plus sûr de rien. La certitude est l’un de ces luxes dont nous devons apprendre à nous passer. »
Pour ma part, il y avait bien longtemps que j’avais appris à me passer de certitudes. L’une des règles que vous enseigne la vie avec un parent schizophrène, c’est qu’on peut tolérer l’étrangeté. On arrive à la supporter. Du moins – comme je l’avais dit à Sue – dans une certaine limite.
Une fois cette limite franchie, la folie se répand partout. Elle vous pénètre et s’installe en vous jusqu’à ce que vous n’ayez plus confiance en personne. Pas même en vous.
Le premier contrôle sur l’autoroute n°1 a été le plus difficile à franchir. C’était à cet endroit que les FDI refoulaient de prétendus pèlerins, attirés, a contrario, par l’évacuation.
« Le syndrome de Jérusalem » avait été identifié comme pathologie psychiatrique des décennies plus tôt. La cité a une telle importance culturelle et mythologique que certains visiteurs ne le supportent pas. Ils s’identifient trop complètement, se vêtent de draps de lit et de sandales, prononcent des sermons au mont des Oliviers, tentent de sacrifier des animaux sur la colline du Temple. Ce phénomène fournissait des clients à l’hôpital psychiatrique Kfar Shaul depuis bien avant le tournant du siècle.
La vague d’incertitude globale générée par les Chronolithes avait déjà déclenché une nouvelle vague de pèlerinage, que l’évacuation avait portée à son comble. On évacuait les habitants de Jérusalem pour leur propre sécurité, mais depuis quand un fanatique se souciait-il de sécurité ? Nous nous sommes faufilés à travers une file de véhicules, certains abandonnés au poste de contrôle par leurs conducteurs qui avaient refusé de rebrousser chemin. Il y avait un transit régulier de voitures de police, d’ambulances et de dépanneuses.
Nous avons franchi l’obstacle au crépuscule et sommes arrivés à un grand hôtel situé sur le mont Scopus au moment précis où s’évanouissait la dernière lueur du ciel.
Des postes d’observation avaient été établis dans toute la ville, les nôtres, mais aussi des stations militaires, un poste des Nations Unies, des délégations de quelques universités israéliennes ainsi qu’un site pour la presse internationale sur la promenade Haas. Mais le mont Scopus (Har HaTsofim en hébreu, ce qui veut aussi dire « examiner ») était un choix très judicieux. C’était là que les Romains avaient établi leur campement en 70 ap. J.-C, peu avant d’aller écraser la rébellion juive. Les Croisés y étaient venus aussi, pour le même genre de raisons. La vue de la vieille ville était à la fois affreuse et spectaculaire. L’évacuation, surtout celle des zones palestiniennes, ne s’était pas déroulée sans heurts. Certains incendies restaient à éteindre.
J’ai suivi Sue à travers le hall vide de l’hôtel jusqu’à une suite de chambres communicantes au dernier étage. C’était le cœur des opérations. On avait enlevé les rideaux et une équipe de techniciens avait monté des appareils de photographie et de surveillance ainsi que, plus inquiétant, une série de puissants radiateurs. La plupart de ces gens appartenaient au projet de recherche de Sue, mais seuls quelques-uns l’avaient déjà rencontrée en chair et en os. Beaucoup se sont précipités pour lui serrer la main. Sue y a consenti de bonne grâce malgré sa fatigue manifeste.
Morris nous a montré nos quartiers, puis a suggéré que nous nous retrouvions en bas, au restaurant de l’hôtel, une fois douchés et changés.
Sue s’est demandé à voix haute comment le restaurant pouvait rester ouvert pendant l’évacuation. « L’hôtel ne fait pas partie de la zone d’exclusion primaire, a expliqué Morris. Le personnel a été réduit au minimum pour s’occuper de nous. Ce sont tous des volontaires et ils ont un bunker chauffé à l’arrière des cuisines. »
Une fois dans ma chambre, je suis resté quelques minutes à observer la ville, déployée comme une couverture rocheuse sur les collines de Judée. Il ne circulait dans les rues du voisinage que les patrouilles de sécurité et quelques ambulances qui sortaient du Hadassah Mount Sinaï, à quelques pâtés de maisons de là. Les feux tricolores tremblotaient dans le vent comme des anges pris de frissons.
L’homme des FDI nous avait raconté une anecdote intéressante, quand nous franchissions le poste de contrôle. Avant, nous avait-il dit, les fanatiques qui venaient à Jérusalem s’imaginaient être Jésus de retour sur Terre, ou saint Jean-Baptiste, ou bien le premier et seul véritable Messie.
Maintenant, avait-il conclu, ils ont plutôt tendance à prétendre être Kuin.
La cité qui avait assisté à de bien trop nombreux événements historiques allait bientôt en connaître un nouveau.