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Sue, Morris et Ray m’attendaient dans l’immense cour de l’hôtel. Morris a eu un geste en direction des cinq niveaux de plantes suspendues : « T’as vu ça, Scotty ? Les jardins de Babylone !

— Babylone se trouve très loin à l’est, l’a repris Sue, mais ouais, on peut dire ça. »

Au restaurant de l’hôtel, nous avons choisi la table la plus éloignée de celles des seuls autres clients, un groupe d’hommes et de femmes des RM serrés dans un petit box de vinyle rouge. Notre serveuse (la seule du restaurant) était une femme âgée à l’accent américain. Elle a affirmé ne pas être gênée par l’évacuation même si cela l’obligeait à dormir à l’hôtel : « Je me plaignais de la circulation, mais je n’ai aucune envie de conduire dans ces rues désertes. » Elle nous a proposé en plat du jour du poulet aux amandes. « Et c’est tout, sauf si vous êtes allergique ou quoi que ce soit, dans ce cas on peut demander un petit ajustement au chef. »

Poulet pour tout le monde, et Morris nous a commandé une bouteille de vin blanc.

Je me suis enquis du programme du lendemain. « En plus du travail scientifique, a répondu Morris, nous recevrons la visite du ministre israélien de la Défense dans l’après-midi. Accompagné d’équipes photo et vidéo. » Il a ajouté : « Visite sans aucune signification. Nous ne serions pas ici si nous n’avions pas déjà transmis au gouvernement israélien toutes les informations que nous pouvions. Ce sera juste une représentation promotionnelle pour les pools de presse. Mais Ray et Sue devront interpréter pour les profanes.

— On lui parle de la glace de Minkowski, ou du feedback ? » a demandé Ray.

Morris et moi avons pris un air déconcerté.

« N’exclus pas les gens de la conversation, Ray, l’a réprimandé Sue. C’est mal élevé. Morris, Scotty, vous avez dû plus ou moins en entendre parler dans les topos pour le Congrès.

— C’est difficile à lire, a répondu Morris.

— Nous avons passé beaucoup de temps à traduire les maths en langage courant.

— À traquer la métaphore, a glissé Ray.

— C’est important de faire comprendre aux gens. Qu’ils comprennent au moins ce que nous, nous comprenons. C’est-à-dire pas grand-chose.

— La glace de Minkowski, a insisté Ray, ou le feedback positif ?

— Le feedback, je pense.

— Je me sens toujours exclu », est intervenu Morris.

Sue a froncé les sourcils et a rassemblé ses pensées. « Morris, Scotty, vous savez ce qu’est un feedback ? »

La moitié de mon travail sur le code de Sue impliquait la récursivité et l’auto-amplification. Mais elle parlait de manière plus générale. J’ai répondu : « C’est ce qu’il se produit quand on se lève dans l’amphi du lycée pour faire son discours d’adieu et que la sono se met à couiner comme un cochon à l’abattoir. »

Elle a souri. « Bon exemple. Décris le processus, Scotty.

— Il y a un amplificateur entre le micro et les haut-parleurs. Dans la situation la plus défavorable, ils se parlent l’un l’autre. Ce qui entre dans le micro sort par les haut-parleurs, en plus fort. S’il y a le moindre bruit dans le système, ça part en boucle.

— Exactement. Tout son capté par le microphone est restitué en plus fort par le haut-parleur. Le microphone l’entend et l’amplifie encore plus, etc., jusqu’à ce que le système se mette à sonner comme une cloche… ou à couiner comme un cochon.

— Mais quel rapport avec les Chronolithes ? a voulu savoir Morris.

— Le temps est en lui-même une espèce d’amplificateur. Tu connais cette vieille théorie sur la possibilité pour le battement d’ailes d’un papillon en Chine de déclencher une tempête sur l’Ohio ? Cela met en jeu un phénomène appelé « dépendance sensible ». Un gros événement n’est souvent rien qu’un petit événement qu’a amplifié le temps.

— Comme dans ces films où un type voyage dans le passé et finit par changer son propre présent.

— Voilà, a confirmé Sue, ce sont deux exemples d’amplification. Mais quand Kuin nous envoie un monument qui commémore une victoire située à vingt ans dans l’avenir, cela revient à pointer le microphone sur le haut-parleur : cela crée délibérément une boucle de feedback. Elle s’amplifie toute seule. Nous pensons que c’est peut-être pour ça que les Chronolithes étendent si vite leur territoire. En marquant ses victoires, Kuin nous incite à croire qu’il va gagner. Ce qui rend sa victoire bien plus probable, voire inéluctable. Et au suivant. Et ainsi de suite. »

Je n’étais pas en terra incognita. J’avais déjà compris tout cela des travaux de Sue et des spéculations de la presse populaire. « Une ou deux questions, ai-je dit.

— Vas-y.

— Je pense que je vais d’abord poser celle-là : à quoi ça ressemble du point de vue de Kuin ? Que s’est-il produit pour lui quand il nous a envoyé la pierre de Chumphon ? N’a-t-il pas changé son propre passé ? Il y a deux Kuin maintenant ou quoi ?

— Je n’en sais pas plus que toi. Tu me demandes si nous comprenons mieux le phénomène au niveau théorique. Eh bien, oui et non. Nous aimerions éviter le modèle multi-univers, si possible…

— Pourquoi, si c’est la réponse la plus facile ?

— Parce que nous avons des raisons de la penser fausse. Et si cette réponse est vraiment la bonne, cela limite nos moyens de traiter le problème. Par contre, l’autre réponse…

— … est que Kuin commet une espèce de suicide à chaque fois qu’il envoie une pierre », a complété Ray.

La serveuse nous a apporté nos repas sur un chariot recouvert d’un linge, puis est repartie vers la cuisine en poussant le chariot vide. De l’autre côté de la salle, les FDI terminaient leur dîner en attaquant le dessert. Je me suis demandé s’ils avaient déjà mangé dans un restaurant quatre étoiles. Ils n’en donnaient pas l’impression, à déguster ainsi chaque bouchée en se laissant parfois aller à commenter ce que cela leur aurait coûté s’ils avaient dû payer.

« Il change ce qu’il a été, a continué Sue entre deux coups de fourchette. Il l’efface, il le remplace, ce qui n’est pas exactement un suicide, n’est-ce pas ? Imaginez un Kuin hypothétique, un chef militaire originaire d’un pays en voie de développement, qui, on ne sait comment, met les mains sur cette technologie. Il actionne un interrupteur et tout d’un coup voilà qu’il n’est plus Kuin, mais le Kuin, celui que tout le monde attend, il est devenu un putain de Messie, l’homme providentiel, et à ses yeux rien n’a changé. Une partie au moins de son passé a disparu, mais il ne s’en aperçoit pas. On lui rend gloire, il dispose désormais d’une armée conséquente, d’une crédibilité énorme et d’un avenir brillant. C’est soit ça, soit un individu plus ambitieux qui a grandi en voulant être Kuin et qui lui a pris sa place. Au pire c’est une espèce de mort, mais aussi un ticket potentiel pour la gloire. Et on ne peut pas regretter ce qu’on n’a jamais eu, si ? »

J’y ai réfléchi. « Cela me semble toujours un gros risque. Pourquoi recommencer après la première fois ?

— Qui sait ? Par idéologie, par délire de grandeur, par ambition aveugle, par impulsion autodestructrice. Ou simplement parce que des revers militaires l’y obligent en dernier ressort.

— Peut-être qu’il a une raison différente chaque fois. Mais de toute façon, cela le place toujours en plein dans la boucle de feedback. Il est le signal qui génère le bruit.

— Et ainsi un petit bruit en devient un grand, a dit Morris. Un pet se transforme en coup de tonnerre. »