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Mais nous étions dans les premiers.

Hitch a stoppé près des arbres tombés. La forêt – surtout des pins, avec quelques bambous sauvages – s’était effondrée à cet endroit en un motif radial autour de la base du monument, aussi des décombres obstruaient-ils le passage. Les pins devaient visiblement leur chute à une espèce d’onde de pression, mais ils n’avaient pas brûlé. Bien au contraire. Les feuilles des bambous déracinés avaient gardé leur vert et commençaient tout juste à flétrir dans la chaleur de l’après-midi. Tout – les arbres, la piste et même le sol – était d’une fraîcheur indéniable. Voire froid, comme on s’en rendait compte en plongeant la main dans la végétation. C’est Hitch qui a fait l’expérience. Pour ma part, j’avais du mal à détacher les yeux du monument.

Si j’avais su ce qui allait se passer ensuite, il m’aurait peut-être moins impressionné. Par rapport à ce qui a suivi, ce miracle était relativement mineur. Mais tout ce que je savais alors était que le hasard me mêlait à un événement infiniment plus étrange que tous ceux relatés par Frank Edwards dans ces vieux numéros du Pittsburgh Press, et cela me plongeait dans un mélange de peur et d’euphorie vertigineux.

Le monument. Tout d’abord, il ne s’agissait pas d’une statue, c’est-à-dire de la représentation d’un humain ou d’un animal, mais d’un pilier à quatre côtés au sommet lisse et conique. Constitué d’un matériau qui évoquait le verre, mais à une échelle ridicule et impossible. Il était bleu, de ce bleu profond et insondable des lacs de montagne qui parvient à paraître à la fois paisible et inquiétant. Malgré son opacité, il semblait translucide. Le côté face à nous – le côté nord – était couvert de croûtes blanches. J’ai identifié avec stupéfaction de la glace qui se sublimait lentement dans la lumière moite. Dans la forêt dévastée humide de brouillard, à la base du monument, des monticules de neige en train de fondre masquaient l’intersection entre l’objet et le sol.

C’est cette glace, avec les vagues d’air d’une fraîcheur peu naturelle émanant de la forêt dévastée, qui rendait la scène particulièrement sinistre. J’ai imaginé l’obélisque en un immense cristal de tourmaline s’élevant d’un glacier souterrain… mais ce genre de choses ne se produisait que dans les rêves. Comme je l’ai dit à Hitch.

« Alors on doit être au pays des rêves, Scotty. Ou bien à Oz. »

Un deuxième hélicoptère a contourné la cime de la colline en volant trop bas pour ne pas nous gêner. Nous nous sommes agenouillés parmi les pins tombés à terre, dans l’air frais imprégné de leur odeur. Quand l’appareil a disparu derrière la crête, Hitch m’a touché l’épaule. « C’est bon, tu en as assez vu ? »

J’ai hoché la tête. De toute évidence, il ne valait mieux pas s’attarder, même si une partie de moi voulait absolument rester jusqu’à ce que le monument prenne un sens, dénicher un peu de rationalité dans les profondeurs bleu glace de l’objet. « Hitch, ai-je dit.

— Quoi ?

— À ton avis, ce qu’on voit tout en bas… C’est une inscription ou pas ? »

Les yeux plissés, il s’est longuement livré à un ultime examen de l’obélisque. « Ça en a bien l’air, a-t-il répondu en prenant une dernière photo. Mais pas en anglais. Et on ne s’approche pas plus, même pour mieux la voir. »

Nous étions déjà restés trop longtemps.

Voici ce que j’ai appris plus tard – bien plus tard – de Janice.

À quinze heures, les médias de Bangkok ont obtenu d’un touriste américain une vidéo du monument. À seize heures, la moitié des gens qui se doraient la pilule sur les plages de la province de Chumphon avait pris la route pour assister en personne au phénomène, et se voyait refoulée en masse aux barrages routiers. On a averti les ambassades et la presse internationale a commencé à manifester de l’intérêt.

Janice se trouvait à la clinique avec Kaitlin qui, à ce moment-là, hurlait de douleur malgré les analgésiques et les antiviraux de Docteur Dexter. Après réexamen, celui-ci a informé Janice que notre fille souffrait d’une infection auriculaire bactérienne en nécrose rapide qu’elle avait dû attraper à la plage. Cela faisait d’ailleurs presque un mois qu’il signalait une forte concentration d’e. coli et d’une douzaine d’autres microbes sans obtenir la moindre réaction des responsables de la santé publique, sur qui les exploitations piscicoles C-Pro faisaient sans doute pression de peur de perdre leur licence d’exportation.

Il lui a administré une dose massive de fluoroquinolones et a contacté notre ambassade à Bangkok, qui a dépêché un hélicoptère sanitaire et réservé un lit pour Kait à l’hôpital américain.

Janice ne voulait pas partir sans moi. Elle a appelé à plusieurs reprises notre baraque de location et, en désespoir de cause, a laissé un message à notre propriétaire et à quelques amis. Qui ont exprimé leur compassion, mais ne m’avaient pas vu ces derniers temps.

Docteur Dexter a placé Kaitlin sous sédatifs pendant que Janice fonçait à la baraque empaqueter quelques affaires. Quand elle a regagné la clinique, l’hélicoptère d’évacuation attendait déjà.

Elle a dit à Docteur Dexter que je serais très certainement joignable à la tombée de la nuit, a priori en bas, sous la marquise. Si jamais je le contactais, il me communiquerait le numéro de l’hôpital et je m’arrangerais pour m’y rendre en voiture.

L’hélicoptère a décollé. Janice a elle aussi pris un sédatif tandis que trois membres du personnel médical injectaient davantage d’antibiotiques à spectre large dans le sang de Kait.

Ils ont dû grimper en altitude au-dessus du golfe, aussi Janice n’a-t-elle pu manquer de voir la cause de tout : la colonne cristalline déposée comme une question impossible sur la luxuriance verte des contreforts.

Un nid de policiers militaires thaïs nous a surpris au sortir du chemin de contrebandiers.

Hitch a courageusement amorcé un demi-tour avec la Daimler afin de nous tirer de là, mais où aurions-nous pu aller sinon retourner sur la piste en cul-de-sac ? Lorsqu’une balle a soulevé la poussière près de la roue avant, Hitch a freiné et coupé le moteur.

Les soldats nous ont ordonné de nous agenouiller, les mains sur la nuque. L’un d’eux s’est approché et a posé le canon de son pistolet sur la tempe de Hitch, puis sur la mienne. Il a prononcé quelques mots que je ne saurais traduire mais qui ont provoqué l’hilarité de ses camarades.

Nous nous sommes retrouvés quelques minutes plus tard à bord d’un fourgon militaire, sous la surveillance de quatre hommes armés qui ne parlaient pas anglais, ou prétendaient ne pas le parler. Je me suis demandé quelle quantité de contrebande Hitch avait sur lui et si cela me rendait de près ou de loin complice d’un crime. Mais personne n’a parlé de drogue. Personne n’a même rien dit, y compris lorsque le camion s’est brusquement mis en route.

Je me suis poliment enquis de notre destination. Le soldat le plus proche de moi – un adolescent costaud auquel il manquait quelques dents – a haussé les épaules et a fait mine de me menacer de la crosse de son fusil.

Ils ont pris l’appareil photo de Hitch. Il ne l’a jamais récupéré. Sa moto non plus, d’ailleurs. L’armée était mesquine dans ce genre de situations.

Nous avons roulé presque dix-huit heures d’affilée dans ce camion avant de passer la nuit en prison à Bangkok, chacun dans une cellule et avec interdiction de communiquer. J’ai appris plus tard qu’une équipe d’évaluation des risques – américaine – voulait nous « débriefer » (c’est-à-dire nous interroger) avant que nous parlions à la presse, aussi sommes-nous restés assis en isolement avec des seaux pour tout sanitaire, tandis qu’en divers emplacements du globe divers messieurs bien habillés réservaient une place sur un vol à destination de l’aéroport Don Muang. Ce qui prend du temps.